Ce « roman » inspiré par l’expérience vécue par le principal protagoniste de ce récit, Devlet Yervante Kévorkian, né en Asie Mineure, dans la ville de Zeytoun, nous renvoie aux années de l’entre-deux-guerres, période sombre s’il en est en Europe comme au Proche-Orient. C’est l’aventure singulière vécue par un jeune homme arménien âgé d’une vingtaine d’années, sujet ottoman, venu à la veille de la Grande Guerre parachever ses études supérieures en France, qui constitue sa trame, une sorte d’introspection du héros construite par Isabelle Kévorkian à partir d’un fonds d’archives considérable. Comme beaucoup de ses compatriotes, il serait probablement, ses études achevées, rentré chez lui pour y mener une carrière d’enseignant et d’auteur. Mais la Première Guerre mondiale, avec l’adhésion du régime jeune-turc au pacte germano-austro-hongrois, l’a laissé isolé à Paris, définitivement séparé de ses proches et de son foyer, devenu un exilé sujet d’un pays ennemi.
Devenu répétiteur de langue turque à l’École des Langues orientales vivantes, il a été sollicité par les ministères des Affaires étrangères et de la Défense, pour traduire des documents en turc confidentiels, concernant le front d’Orient. C’est sans doute en accomplissant ce travail qu’il a découvert, avec beaucoup plus de précision que le commun des mortels, ce que le régime jeune-turc était en train de faire subir à ses compatriotes arméniens, à sa famille, l’extermination méthodique d’un groupe constitutif de l’empire. Cette confrontation directe aux violences extrêmes subies par sa propre famille a très certainement été une épreuve douloureuse pour lui, un élément qui l’a durablement marqué. Mois après mois, il a assimilé toujours plus de détails sur le crime commis par les Turcs, pour finalement comprendre que sa famille avait très probablement été également exterminée et qu’il était dorénavant un apatride. L’arrivée massive en France de réfugiés arméniens fuyant la Turquie kémaliste, notamment son oncle et son neveu, dans les années 1922-1925, n’a fait que confirmer ce qu’il avait subodoré.
Dans le contexte de guerre, enseigner la langue turque et, surtout, aider les autorités françaises à s’informer de la situation sur le terrain en traduisant des rapports secrets en turc étaient pour un Arménien tout à la fois une opportunité et un devoir impérieux, contribuant à l’effort de guerre visant le régime turc génocidaire. Si son statut lui donnait une forme de légitimité et un moyen rapide d’intégration dans la société française, sa situation personnelle n’en restait pas moins comme suspendue. Contrairement à la plupart des apatrides arméniens, « naturalisés » français en 1948, Devlet Yervante Kévorkian a certes obtenu la citoyenneté française dès 1927, soit dix-huit ans après son arrivée en France, sans doute du fait des services rendus durant la guerre et de son emploi officiel. Le contexte de l’après-guerre avait néanmoins changé la donne. Le retrait de Georges Clémenceau et le retour aux affaires d’Aristide Briand avaient entraîné un infléchissement de la politique française en Orient, un rapprochement avec le régime instauré par Mustafa Kemal en Turquie au détriment, évidemment, du projet de création d’une Arménie souveraine. Dès la fin de 1920, les Français avaient en effet pris langue avec le gouvernement kémaliste d’Angora, réclamant une révision du traité de Sèvres. Bien qu’encore assez peu étudiée, la politique française au Proche-Orient d’Aristide Briand se caractérisait déjà par des signes d’infléchissement pro-turc, perceptibles à la lecture de la presse parisienne du Temps, ouvertement anti-arménienne, très probablement inspirée par les cercles financiers et industriels encore porteurs de leurs lourds investissements dans l’Empire ottoman, antérieurs à la guerre, et convaincus par les promesses du régime kémaliste. Dès lors, il devenait pour le moins intempestif qu’un réfugié arménien enseigne la langue d’un pays qui se bâtissait sur les décombres d’un empire, sur le cadavre des minorités arméniennes, assyro-chaldéennes et grecques, exterminées ou expulsées de leurs foyers, et spoliées. On peut imaginer que les réseaux turcophiles français se sont attachés à supprimer cet anachronisme. Dans cette France meurtrie de l’après-guerre, ces mêmes réseaux alors extrêmement puissants associant hommes politiques, journalistes, industriels et financiers, avaient des relais efficaces dans les ministères et les institutions du pays. L’administrateur de l’École des Langues orientales vivantes, Paul Boyer, avait précisément ses entrées dans les cercles du pouvoir et les archives qu’Isabelle Kévorkian a explorées, montrent combien son comportement à l’égard de Devlet Yervante Kévorkian se caractérisait par une mesquinerie indissociable de la culture coloniale propre à ces élites françaises, notamment en lui versant un salaire mensuel bien inférieur à celui de ses collègues exerçant les mêmes fonctions. Cette injustice le révoltait au plus haut point, de même que celle que vivaient les rescapés arméniens devenus apatrides.
Ces petits détails du quotidien, qui ont eu le don d’exaspérer notre héros, ne doivent toutefois pas dissimuler que Devlet Yervante Kévorkian était surtout porteur de blessures post-génocidaires dont on connaît aujourd’hui un peu mieux les effets sur l’état psychologique des personnes ayant vécu cette expérience. Au-delà des mesquineries administratives qui ont alimenté sa paranoïa, Devlet Yervante Kévorkian ne se remettait probablement pas de la perte de ses parents, de l’impossibilité qui lui était faite de rentrer chez lui, même si, tout compte fait, il était sans doute dans une situation matérielle plus enviable que les flots de réfugiés arméniens qu’on entassait alors dans les bidonvilles des périphéries urbaines en manque de main-d’œuvre non qualifiée.
Ce « roman » révèle surtout l’expérience singulière d’un exilé en butte aux bassesses de l’administration, qui l’a déchu de sa citoyenneté sous Vichy, aux pratiques radicales à l’œuvre dans les asiles d’aliénés, où il a été interné plusieurs années sur intervention de l’administrateur de l’École des Langues orientales vivantes, Paul Boyer. Autant de questions sombres que ce document aborde avec une grande sobriété et une plume vivante.
Historien, directeur de recherche émérite,
Université Paris 8-Saint-Denis