Ikevorkian

Roman, inspiré d’une histoire vraie


Devlet Yervante Kévorkian naît en 1887 à Zeïtoun, une ville située au cœur de la chaîne des monts Taurus, en Asie Mineure. Il étudie au collège Berberian de Constantinople les sciences et les lettres, puis obtient une bourse gouvernementale pour poursuivre son cursus à Paris ville des Lumières, où il arrive en 1909, au moment où les Jeunes-Turcs prennent le pouvoir dans l’Empire ottoman, sous couvert des valeurs de la Révolution française. Dans la capitale, Devlet devient secrétaire général d’une association arménienne ; il donne aussi des cours particuliers. En 1915, il est nommé répétiteur de turc à l’École nationale des Langues Orientales vivantes, rue de Lille. Il est naturalisé français en 1927.


En 1930, un incident avec le très influent et russophile Administrateur de l’école, Paul Boyer, le conduit en asile d’aliénés où il sera interné 4 ans : Sainte-Anne à Paris, Ville-Évrard à Neuilly-sur-Marne et Saint-Pierre à Marseille. Libéré en 1934, il rejoint Paris et réintègre la chambre qu’il occupait dans un hôtel parisien. Pendant son internement, sa bibliothèque, ses manuscrits, ses biens ont été vendus. À l’école des Langues O’ il a été remplacé. Son oncle, un arménien solitaire, a été assassiné par son neveu que Devlet Kévorkian sollicitait depuis Ville-Évrard pour ses démarches de libération. Lequel neveu est condamné aux travaux forcés à perpétuité, au bagne de Cayenne. Enfin, son état de santé physique et mental s’est dégradé. D’avoir tout perdu le rend résilient. Dès sa sortie d’asile, Devlet Kévorkian ne cesse plus d’écrire aux autorités et aux médias, pour obtenir justice et réparation sociale, sociétale, morale et financière, dénonçant son internement arbitraire et ses conséquences. En 1934, il écrit : « Voilà, Monsieur le Directeur, mon histoire lamentable. Je fus torturé, pillé, volé. J’ai perdu emplois, biens, situation sociale, parents, amis, santé, avenir. (…) et j’ai toujours la police sur le dos par-dessus le marché. J’ai mérité tout cela pour avoir servi honnêtement la France pendant 16 ans ».
 

Il écrit et réécrit son histoire à quiconque susceptible de l’écouter, dénonçant la bureaucratie française, les accommodements institutionnels et administratifs au service des intérêts particuliers, la franc-maçonnerie, les pratiques douteuses et inhumaines des asiles d’aliénés (« Les médecins aliénistes firent le reste pour me rendre fou artificiellement »« d’innombrables expériences sur tous mes sens (…) comme sur des cobayes »). Il évoque à cet égard « Le Grand Traitement ».
Ne cesser d’écrire pour contester sa dénaturalisation et son corollaire : un statut d’apatride, lui qui a construit sa carrière au sein de l’Administration française, lui qui a servi son pays avec zèle, loyauté, soumission et honnêteté, depuis l’âge de 23 ans. Loin de changer, son discours se précise, année après année. Son style n’est jamais vulgaire ou arrogant, mais factuel et sincère, quoique déterminé et insistant. 

« C’est que, écrit-il, la situation dans laquelle je me débats est unique dans l’histoire humaine ». 
 
Ses lettres s’apparentent parfois à de véritables thèses, voire des dossiers sociologiques de 60 ou 90 pages. Il n’hésite pas à porter un regard aiguisé et anthropologique, non dénué d’un certain humour, sur les différents sujets qu’il soutient avec acuité. Il conçoit tout, à l’aune de son chemin personnel, tantôt partant de ce qu’il a vécu pour aborder un thème qu’il rend universel, tantôt resserrant un débat sociétal jusqu’à l’intime, son intime tragique et misérable (la psychiatrie, les grandes administrations, la théorie de l’argent et du travail, les qualités du pays -la France et le revers de la médaille, les droits des citoyens, la presse, les étrangers, la propagande, le bagne, les courses, le colonialisme, le peuple arménien et la Question arménienne, les Turcs, les grands États entre eux, les étrangers).

En 1941, il est dénaturalisé de Vichy. Ses compatriotes lui viennent en aide. Lors de son internement, il comptait déjà sur le soutien d’éminents Arméniens en diaspora : les docteurs Cololian ou Damlamian par exemple, dont il se méfiait pourtant. Vilipendé, il avait perdu toute confiance. Archag Tchobanian lui restera fidèle jusqu’à la fin. En 1943, il se met à écrire sur sa ville natale, Zeïtoun, dont il publiera trois tomes. Victime d’une hémiplégie, il meurt seul dans sa chambre misérable de l’hôtel désormais désaffecté et insalubre où il réside, en 1949.
 
J’ai reconstitué l’existence de cet homme au travers de ses carnets et de sa démarche épistolaire. Il a tout répertorié avec une minutie redoutable. Pas moins de 1500 lettres ont été écrites entre 1934 et 1949, répertoriées dans 37 carnets d’écolier 100 pages. Ce qui m’a frappée à la lecture de ces lettres, en vue de les sélectionner pour ce roman, c’est le silence pesant qui s’en dégage. Pas une fois Devlet Yervante Kévorkian ne parle de sa famille ni de son pays natal. Il n’aborde jamais le génocide des Arméniens. Ni les traitements subis en asiles, ou alors les évoque-t-il de manière métaphorique et sibylline, comme possédé par quelque chose d’effroyable et d’indicible qui le fait délirer au point de développer un « cinéma » obscur, réalisé par des « ouvriers arméniens de Zeïtoun ». S’il fait preuve d’une lucidité intellectuelle acérée et d’une mémoire vive, dont il distille les détails lettre après lettre, comme l’égrenant pour faire durer sa correspondance et renouveler son objectif, écrire coûte que coûte, et résister, ce qui fait de lui l’homme qu’il fût semble s’être nécrosé. Son cœur ne bat pas, seul son intellect respire. D’une certaine manière cet homme désormais sans patrie ni pays, n’a aucun passé, ne spécule sur rien dans le futur : il écrit, au présent, jour après jour et il tient bon.


Cette intention épistolaire est le premier parti-pris dans l’écriture de ce roman. De toutes ses lettres, que j’ai découpées, copiées, collées et montées, dont j’ai imaginé les transitions, j’ai conçu cette unique lettre-témoignage, dans laquelle je me suis appliquée à renseigner silences et failles, honte et humiliation, tout en veillant à respecter l’identité du protagoniste, sa sensibilité et ses mots. Ce fut pour moi, une plongée en apnée dans le génocide des Arméniens, l’Accord d’Angora, le rôle de la France en Cilicie, le kémalisme et la franc-maçonnerie ; mais aussi la folie et la psychiatrie.
 
Devlet signifie État et c’est troublant. Son arrivée en France coïncide avec une vie liée aux choses de l’État : son prénom lui confère son pouvoir et constitue la marque de son destin. En arrivant en France, il perdait déjà tout, de son ADN, le troquant contre une culpabilité dont il ignorait les tourments insidieusement pérennes. Cet homme a ensuite consacré sa vie à se battre contre l’État qui l’engloutit, à s’ériger contre les institutions qui le broient, à faire face à la folie qui le cerne et au crime qui l’accable. 
Dès 1915, dès son entrée à l’école des Langues O’, son destin bascule, alors que le génocide des Arméniens se perpétue. En 1922, les conséquences de l’Accord Franklin-Bouillon lui sont fatales : Arménien, il ne peut continuer à enseigner le turc. Il devient gênant, un homme à isoler. L’exode ou la mort. Pour lui ce sera en asile d’aliénés, pour un internement de longue durée. À partir de sa naturalisation, les premiers signes d’une « folie lucide » apparaissaient, ne faisant qu’enfler, une fois interné. Il est plus que probable que sa pathologie soit liée au génocide de son peuple et au massacre de sa famille, dont il est éloigné mais dont il prend connaissance en temps réel. En effet, il est permis de penser que lorsqu’il traduisait les documents confidentiels en turc et en arménien, pour les ministères de la Guerre et des Affaires étrangères, par l’entremise de l’éminent Administrateur Paul Boyer, servant ainsi les intérêts et ambitions politiques et diplomatiques de ce maçon diabolique, il aurait eu connaissance de la première phase du programme génocidaire du Gouvernement ottoman, notamment la répression et les déportations à Zeïtoun.  Or, cet homme vécu enfant l’insurrection de Zeïtoun. L’Histoire se répète, cruelle, dont il semble devoir jouer le rôle de témoin impuissant. Il se retrouve par ailleurs mêlé à un crime, son neveu condamné au bagne, ce qui créée une tension romanesque supplémentaire dans le cours de son itinéraire épique.
 
Devlet Yervante Kévorkian est à lui seul l’allégorie de la quête d’un peuple avide de « Justice et Réparation », victime de violences de masse. Comme l’explique la psychanalyste et auteure Hélène Piralian dans une interview accordée à France Arménie : « Tant que les faits ne sont pas reconnus par les descendants du génocide, la vie des descendants des rescapés est comme suspendue. » « L’existence d’un sujet dépend de ce qui lui a été transmis par ses ascendants. » « Les Arméniens qui vouent leur existence à la reconnaissance du génocide s’acquittent ainsi de cette dette. (…) Ils sont dévorés par cette nécessité, car elle est ce qui seul peut donner un fondement et un sens à leur existence. » « La génération qui nie fait porter inconsciemment le poids du passé à ses héritiers, il le lui transmet. » « Vous restez intérieurement une victime. » « L’héritier des rescapés ne perçoit le monde qu’à travers une relation bourreau-victime. » « Par peur de devenir bourreau, on reste victime. »


Devlet Yervante Kévorkian était soucieux de toucher l’opinion publique, de révéler l’obscurantisme et de combattre l’ignorance. Plus que jamais aujourd’hui, sa mission fait sens. De la IIIe à la Ve République, son propos n’a pas pris une ride. Lorsque j’ai croisé la route de cet homme, près de cent ans après les faits qu’il rapporte, prendre le relais de son intention m’est apparue aussi nécessaire. Il s’agissait de témoigner, à mon tour, de l’infernale machination dont il fut victime, avec l’objectif de réhabiliter cet intellectuel arménien, Devlet Yervante Kévorkian, et lui rendre sa dignité. Puisse ce roman être l’outil de sa reconnaissance. 

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