Monsieur Paul Boyer,
Vous souvenez-vous cette lettre que vous avez écrite et adressée à Monsieur le docteur de Clérambault, directeur de l’Infirmerie spéciale du dépôt, à l’asile Sainte-Anne, ce mardi 29 avril 1930 ? Je la reproduis ici mot-à-mot. Comment je me suis procuré ce document et quelques autres, n’a pas d’importance aujourd’hui.
« Mon cher Docteur,
Je crois servir l’intérêt public en vous mettant au courant des faits que voici. Un de nos répétiteurs, Arménien d’origine, naturalisé français sur ma recommandation, garçon dont je puis dire qu’il me doit tout, s’est livré ce matin à une agression qui eût pu me coûter cher : arguant de griefs purement imaginaires, et qui n’ont de réalité que dans son délire de persécution, il m’a cassé une forte canne sur la tête (dans mon cabinet, où je le recevais sur demande expresse). Et vous pouvez imaginer le scénario et ses suites : forte hémorragie, lavage sommaire, transport à la Charité, points de suture (j’ai refusé, comme inutile, la piqûre de sérum antitétanique), ma déposition au commissariat de police de la rue Perronet (quartier Saint-Thomas-d’Aquin) : voilà pour mon lot. Contrepartie : cris hystériques, propos incohérents (« Je suis le justicier », « J’ai fait justice d’un assassin qui voulait faire de moi un espion, et cela durait depuis trois ans »), arrestation, remise au poste de police de commissariat ci-dessus désigné. Mais ce que j’ai surtout le devoir de vous dire, c’est ceci : J’ai refusé de porter plainte, arguant que le délinquant relevait de l’asile d’aliénés et non du tribunal. Si donc vous êtes saisi de l’affaire (ou si vous pouvez toucher celui de vos confrères qui le sera), faites en sorte que ce pauvre diable soit effectivement interné, et pour longtemps ; faute de quoi il y a probabilité (sinon certitude) pour qu’il récidive, s’en prenant, cette fois, à d’autres peut-être qu’à moi-même, -au secrétaire de l’école par exemple, -ou à tel de ses élèves qui cependant ne se sont jamais livrés contre lui à une manifestation déplacée. Tout le dossier de cette petite affaire se trouve entre les mains du commissaire de police de la rue Perronet.
Croyez, mon cher Docteur, à mes fidèles et bien dévouées sympathies.
L’Administrateur, Paul Boyer »
Dans la foulée, vous avez fait rédiger ce projet de la lettre d’excuses à me faire signer par le secrétaire de l’École des Langues orientale, mais cette démarche fut inutile.
« Monsieur,
Comme suite à l’entretien qu’a bien voulu m’accorder hier Monsieur l’Administrateur, je viens vous exprimer mes excuses regrets au sujet de l’incident malheureux que je regrette sincèrement et je viens vous informer que je ne manquerai pas de recommencer à suivre vos répétitions. »
Le jeudi 1er mai, le secrétaire de l’École des Langues orientales, M. Beaulieux, vous notifiait un point de la situation :
« Le Dr de Clérambault a téléphoné.
Il a demandé de vos nouvelles.
K. est encore chez lui, mais il l’expédie demain.
Copie de l’article à paraître demain dans « Le journal des Débats », à la rubrique Faits Divers :
Un répétiteur devient fou.
Répétiteur depuis dix ans à l’École des Langues orientales, 2 rue de Lille, M. Kevorkian, de nationalité arménienne, s’est précipité, au cours d’un acte de démence, sur M. Paul Boyer, administrateur de l’école, qu’il a vivement frappé au visage. Quelques instants plus tôt, un élève qui cherchait un livre dans son cartable, avait par inadvertance laissé tomber un pistolet qu’il portait à réparer et la vue de cette arme avait déchaîné chez le répétiteur un accès de fureur. L’état de de M. Paul Boyer n’est pas grave et, après pansement, il a pu reprendre ses cours. M. Kevorkian, qui avait été conduit au commissariat de police du quartier, a été interné après un examen médical ayant conclu à sa non-responsabilité. »
C’est de cette manière que ma vie a basculé, Monsieur Boyer.