Très Cher Monsieur Boyer,
Je suis un homme semblable à tout homme normal, ni moins ni plus. J’étais célibataire et je le suis toujours. Fils d’une famille nombreuse, si j’étais resté dans mon pays, je me serais marié pour fonder moi-même une famille, comme tous mes compatriotes. Mais des plaines du Taurus à Paris, en passant par Constantinople, la distance est longue, surtout à une époque où tant d’événements ont bouleversé le monde. Un intellectuel étranger, sans ressources durables, qui voudrait se marier dans de pareilles conditions, serait quelqu’un qui ne réfléchirait pas assez sur ses responsabilités. D’autre part, la France étant un pays libre, dégagé des considérations religieuses trop sévères, il n’est pas défendu à un immigré, comme à des autochtones, d’échanger quelques mots avec un être de sexe féminin, si la vie isolée devient parfois ennuyeuse. Je puis affirmer cependant, qu’il se trouve à Paris peu de gens qui aient mené, à ce point de vue, une vie aussi sobre que la mienne.
Me revient une anecdote à propos du mariage. C’était le 4 décembre 1929 (je possède cette date et quelques autres bien en mémoire, malgré la disparition de mes cahiers), vers midi, je retournai à ma chambre pour manger, car souvent je prenais mon repas chez moi. Je constatai qu’on avait oublié encore à m’apporter mon pain. C’était pour la troisième fois depuis quelques jours. J’attendis jusqu’à midi dans l’espoir qu’on l’apporterait peut-être, et comme personne n’arrivait, je redescendis pour aller chez le boulanger. Au bas de l’escalier je rencontrai M. Portalier :
« – Avez-vous déjeuné ?
– Non, on a oublié mon pain, je vais le chercher.
– C’est bien ennuyeux.
– Oui mais que voulez-vous. »
À cette époque-là il pouvait paraître encore ennuyeux de redescendre cinq étages pour aller chercher son pain. M. Portalier était un professeur de mathématiques du lycée Henri IV, qui habitait un étage au-dessous de ma chambre, sur le même escalier. J’avais eu très peu d’occasions d’échanger quelques mots avec lui. Cette simple question qu’il me posa, ne pouvait éveiller aucun soupçon dans l’esprit de n’importe qui que ce soit, mais comme depuis quelques temps on m’ennuyait de toute façon, je crus voir un rapport entre cette rencontre et la négligence du boulanger, d’autant plus que le proviseur du lycée Henri IV où enseignait M. Portalier, était M. Dan, l’un de vos amis, Monsieur Boyer.
J’avais passé jadis un mois au lycée Lakanal, à Bourg-la-Reine, pour surveiller des élèves, lorsque M. Dan se trouvait encore là comme proviseur. Il m’avait demandé à ce moment-là si vous aviez une fille. « Ma foi, je ne sais pas, avais-je répondu, mais je crois qu’il n’en a pas. » Le sens de cette question n’était pas difficile à deviner. Comme il est très rare dans ce pays d’admettre un étranger dans l’Administration française, quand on en voit un, on cherche les raisons qui ont rendu cette admission possible. En général, c’est un mariage qui créé cette possibilité. Je connaissais quelques étrangers se trouvant dans cette situation. Les Juifs font exception, car eux se sont assimilés avec les Français, souvent oubliant ou dissimulant leur origine. Mais moi j’étais entré à l’École des Langues orientales parce que vous aviez besoin de mon travail, Monsieur Boyer. L’admission des étrangers dans le corps enseignant de votre école était une nécessité, selon les dispositions mêmes du programme. Mais ce jour-là, 4 décembre 1929, comme depuis quelques années, je croyais (à raison, comme les événements le révèleront) qu’on voulait m’enlever à mes fonctions et me donner une autre occupation plus continue et plus attachée à l’école, à l’aide d’un mariage approprié (encore que cette dernière question ait mis du temps à s’éclaircir pour moi). Je crus entendre dans la question de M. Portalier une réflexion de ce genre : « Eh bien, si vous étiez marié, vous n’auriez pas besoin de descendre les étages pour aller faire vos provisions, on irait les faire pour vous. » Toutes ces idées dansaient dans ma tête quand je parcourus le court espace de chez moi jusqu’à la boutique du boulanger.
Depuis nombreux mois j’étais suivi par une femme qui était, sans aucun doute possible, sous les ordres de la police, mais je ne donnais à la chose aucune importance, car elle était moins embêtante que les autres bipèdes du genre masculin. Les gens qui n’ont rien à se reprocher s’accommodent facilement à cette situation, sans s’émouvoir outre mesure. Tel était mon cas. Qu’ils me suivent tant qu’ils veulent, me disais-je, un jour ils en auront assez et ils cesseront. Le malheur est que mes espoirs ne se réalisaient pas, et on augmentait mes ennuis de jour en jour. Ce n’était pas ce qu’on appelle une surveillance discrète, mais une série de provocations, d’insultes, de menaces ou de propositions, préparées soigneusement et le plus perfidement possible, qui étaient de nature à énerver l’homme le plus calme. Ce jour-là encore, je trouvais devant le boulanger la même femme, barrant l’entrée de la boutique et me faisant bien sentir qu’elle m’attendait là exprès. Elle avait en main un sac rempli de légumes, mais c’était un prétexte pour donner le change au sujet du but réel de son attente.
Aux idées qu’avait réveillées dans mon esprit la rencontre de M. Portalier, s’ajouta une autre d’une nuance spéciale. Il me devint évident qu’on avait fait l’expérience deux ou trois fois, pour voir ce que je faisais si l’on oubliait mon pain, et on avait constaté que j’attendais jusqu’à midi, puis je descendais le chercher. Après cela on avait envoyé cette femme se poser là juste à midi, tout en voulant la contrôler par un autre moyen pour voir si je l’avais bien rencontrée.
Je n’ai rien dit, comme toujours ; je suis entrée dans la boulangerie et j’ai pris mon pain. Je n’avais non plus rien à dire au boulanger, car c’était la bonne qui l’avait oublié comme les précédentes fois. Un autre détail qui n’est peut-être pas superflu de mentionner ici, est que la boulangère faisait pour moi du pain avec une farine meilleure que l’ordinaire, car souffrant d’une maladie d’estomac, je lui avais demandé d’avoir cette gentillesse si cela lui était possible. Elle me l’avait promis car, disait-elle, elle le faisait déjà pour d’autres, passons. Je ne puis pas dire si elle a menti ou non dans cette question.
Toute cette histoire paraît naturellement ridicule pour les personnes qui n’ont jamais eu d’ennuis de ce genre. Avouez cependant qu’il y a là de quoi à être impressionné, quand vous sentez qu’il y a une force secrète qui est continuellement à vos trousses. M. Léon Daudet n’avait pas de motifs plus graves quand il s’est enfui en France.