Ce que je viens de dire en ce qui concerne les relations des Français et de leurs hôtes, je puis le dire d’une façon plus renforcée encore au sujet des relations de ce pays, ou de tout autre grand pays, avec les petits États, les peuples sans protection ou les pays se trouvant sous leur domination d’une façon ou d’une autre. Il y a là une question vaste et délicate à la fois, dont toutes les forces ne sont pas étudiées ni considérées de la même façon. Pour quelques-uns des hommes politiques, l’idée de la force domine tout ; plus nombreux sont ceux qui, tout en tolérant l’existence des plus faibles, pensent cependant que ces derniers doivent être au service des intérêts des plus grands. Il se trouve peut-être, encore des gens qui préconisent une égalité absolue entre tous les peuples en matière d’indépendance. Je ne suis pas de cette dernière idée, car je sais que la civilisation actuelle avec ses forces intellectuelles et matérielles, si différente d’un peuple à l’autre, rend impossible une égalité politique s’étendant sur toute la surface de la terre. Il y aura des peuples indépendants et forts, d’autres qui seront protégés au point de vue politique ou militaire, tout en jouissant d’une certaine autonomie pour leurs affaires intérieures, enfin d’autres peuples arriérés ou de simples peuplades, qui seront gouvernés et éduqués par les grands. Je trouve aussi très légitime qu’un grand peuple qui a sous sa protection ou sa domination d’autres pays, en tire quelque profit, non seulement pour couvrir les frais de ses travaux, mais aussi comme récompense à son rôle d’éducateur et de civilisateur, car, comme on dit, celui qui tient du miel a droit de lécher ses doigts. Je trouve par conséquent insensées les critiques de certains révolutionnaires outranciers qui prêchent partout en disant : Comment peut-on considérer les Anglais ou les Français comme des peuples civilisés, puisque leur puissance est fondée sur l’exploitation d’autres peuples ? Mon humble idée a toujours été que personne n’a le droit d’accaparer une partie de notre planète que la nature a donné à tous les êtres humains. Surtout ceux qui possèdent les moyens de la civilisation pour faire fructifier la terre d’une façon plus intensive, ont droit de pénétrer partout en y portant leur lumière et leur travail. Alors seulement les grands peuples seraient blâmables, lorsqu’en arrivant chez les peuples faibles, voudraient les réduire à l’état de bêtes de somme ou, tout au plus, ne les protéger qu’à la manière de l’avocat de Daumier.
Je crois qu’il n’existe pas aujourd’hui de peuple colonisateur qui ne proclame, à côté de ses intérêts, ses devoirs humanitaires envers les autochtones, en tant qu’êtres humains et en tant que collectivités raciales. Je crois de même qu’il est admis, en principe par tout le monde, que les peuples, même très petits, qui ont eu un certain degré de civilisation, ont le droit de se disposer d’eux-mêmes ou plus clairement, de jouir d’une certaine autonomie pour conserver leur propre civilisation, tout en acceptant au besoin, le protectorat des grands pour la politique générale. Mais ces principes et conceptions sont-elles respectées dans la réalité ? Toute la question est là.
Un exemple montrera à quel point sont aveugles parfois les hommes politiques quand ils veulent fouler au pied tout droit et toute justice pour un intérêt minime qu’ils croient immédiat, mais qui n’est souvent qu’imaginaire. Je prends la question arménienne et je trouve même que ce n’est pas du tout déplacé, car si cette question était résolue conformément à la justice, je serais rentré dans mon pays et je ne serais pas tombé dans les griffes d’un homme tel que vous, Monsieur Boyer.
Un peuple antique et civilisé se tordait depuis des siècles sous le joug d’un envahisseur féroce. Aucun Arménien n’eût prétendu que la France dut faire une guerre avec les Turcs pour leur reprendre l’Arménie et restituer à leurs propriétaires. Mais puisque la France et l’Allemagne s’en vinrent aux mains pour leurs propres affaires, et qu’une conflagration générale s’ensuivit, les idées de la justice et de l’injustice furent jetées bruyamment dans les plateaux de la balance, les droits des petits et des faibles furent lentement proclamés ; ne fallait-il pas que, pendant le règlement général, on donna à chacun son droit, d’autant plus que les partisans de la force brutale étaient vaincus ? De l’autre côté, ce peuple, si faible soit-il, avait apporté sa part dans le sacrifice général au flanc des alliés, sacrifice non pas comparable sans doute aux immenses forces qui étaient aux prises à ce moment-là, mais cela présentait encore tout ce qu’il y avait de forces vives dans ce peuple épuisé par les massacres. Mais ces massacres mêmes qui atteignirent, pendant la Grande Guerre, des proportions inouïes, qui égalèrent en quantité les pertes de la France ou de l’Allemagne pendant cette lutte atroce, ne fallait-il pas qu’ils reçussent réparation quand l’heure de la justice avait sonné ?