Ikevorkian

C’est à la suite d’une demande que je vous ai adressée, que je suis entré comme répétiteur à l’École des Langues orientales au début de la Grande Guerre. D’autres candidats s’étaient présentés, mais M. Clément Huart, plus tard membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, qui connaissait profondément la langue turque, après avoir examiné tous ces candidats, c’est moi qu’il a choisi parmi eux. 

En 1911, après avoir recruté celui qui s’apprêtait à devenir votre protégé, M. Jean Deny (brillant orientaliste élevé au bord de la mer Noire), à la chaire de turc, suite au décès de M. Claude Barbier de Meynard (né dans un bateau en provenance d’Istanbul), vous vous apprêtiez à exposer votre projet de réforme des langues orientales et de l’enseignement. Slaviste et grammairien, vous aviez été nommé par le Gouvernement pour conduire le remaniement de l’Instruction publique. Vos amitiés ont sans doute joué dans cette décision. Vous étiez devenu l’éminent administrateur de l’École nationale des Langues orientales vivantes, rue de Lille, en 1908 (au moment même où j’arrivais à Paris tandis qu’en Turquie, on assistait au soulèvement des Jeunes-Turcs ; pour tous, l’avenir était favorable). Vous vous étiez rapproché de M. Louis Liard, directeur de l’Enseignement supérieur, vice-recteur de l’Académie de Paris et membre de l’Académie des Sciences morales et politiques.

L’Institut Lazareff avait constitué un exemple, vous qui aviez effectué votre thèse en Russie, où vous aviez été correspondant pour « Le Temps », qui deviendrait le quotidien thuriféraire du « Chef Éternel » Mustafa Kemal, pour le bon plaisir duquel vous n’alliez pas tarder à me sacrifier : « En quinze ans, des siècles ont été franchis, tout cela par la volonté d’un homme qui avait déjà libéré son pays du joug étranger. » ; « L’épée au fourreau, le Ghazi, avec une énergie farouche et parfois une brutalité nécessaire s’attaqua à la modernisation de son pays. »

Pourtant vous aviez été l’un des acteurs de l’Alliance franco-russe, pilier de la Triple-Entente. 

Votre sphère d’influence était autant politique, diplomatique que culturelle. On vous disait aussi mêlé à des affaires mystérieuses, comme celle qui avait entouré le legs, à la bibliothèque de l’École des Langues orientales, de l’artiste Ivan Ivanovitch Stchoukine, suite à son suicide suspect. 

Vous vous apprêtiez à inscrire dans le marbre les bases de vos intentions et du règlement de la future École nationale des langues orientales vivantes, ainsi renommée en 1914, devenant aussi prestigieuse que le Collège de France. L’enseignement de l’oral y était privilégié et le recrutement de « jeunes savants » devenait l’exigence, au détriment des « drogman », ces interprètes officiels autrefois employés par le ministère des Affaires étrangères. 

Sous votre influence, M. Paul Boyer, et celle de votre protégé, M. Jean Deny, l’orientalisme allait s’imposer en France, dans le prolongement de « l’unification de l’enseignement » permise dans la nouvelle Turquie grâce aux écoles de prédicateurs, à l’abandon des mots d’origine arabe et persane et à une turquification de la théologie. C’est de cette institutionnalisation de la turcologie et du nationalisme kémaliste importé jusqu’à la rue de Lille, dont je fus victime.

Ce que je puis affirmer, c’est que vous avez donné à tel point importance à vos occupations politiques, que c’est de ce point de vue seulement que vous mesuriez l’utilité des personnes de votre entourage. Et c’est pour des raisons politiques, qu’en 1922 vous m’avez chassé une première fois de l’école. Il est fort probable que les hauts milieux politiques dont vous dépendiez, faisaient pression sur vous de prendre aussi vite que possible un Turc à ma place, car depuis vingt ans déjà, on préparait avec la Turquie ces amitiés équivoques dont on a vu le résultat. Mais cette circonstance ne diminue pas la culpabilité, car si vous aviez réellement été obligé de me donner congé, vous auriez pu le faire loyalement, en cherchant à ménager d’une façon honnête mes intérêts. Je ne tenais pas à rester attaché coûte que coûte à cet emploi et vous ne l’ignoriez pas. 

Lorsqu’on m’appela au ministère de l’Instruction publique pour examiner ma protestation au sujet de mes appointements, suite à ce licenciement, en votre présence et celle du secrétaire de l’école, M. Léon Beaulieux, vous m’avez insulté d’une façon étrange, de m’obstiner de rester attaché à un poste de turc, alors que j’étais moi de race arménienne. Je répondis que c’était dans mon esprit, de rendre service aux Français en les instruisant dans une langue que je connaissais. En cela je n’empiétais sur les droits de personne, je ne connaissais pas d’ailleurs de pareils droits exprimés dans un texte quelconque. Mais dans la politique, le service qu’on rend au pays ou au peuple ne compte pas. Seul compte celui qu’on rend à son maître, qui confie beaucoup à son bon serviteur, quand il voit que celui-ci est fidèle en peu de chose.

On m’avait confié librement des fonctions (c’est vous-même qui me les aviez confiées) que je remplissais avec dévouement, mais si on ne voulait plus me garder, je serais parti volontiers, après avoir touché le prix de mon travail déjà exécuté. Vous voulez être les amis des Turcs, cela vous regarde absolument, mais payez cette amitié de votre propre poche et non pas de la mienne. 

Je puis dire qu’il m’est arrivé individuellement ce qui est arrivé collectivement à la race dont je tire mon origine. On connaît le sort des Arméniens et on se rappelle surtout le cadeau qu’on fit accepter par force à Ankara aux dépens de ceux-ci, qui endurèrent de nouvelles souffrances ajoutées à tant d’autres déjà supportées. Et cela en pleine paix, sans aucune nécessité imposée par une situation critique quelconque. De pareils actes laissent un sentiment d’horreur au fond des âmes suppliciées et appellent le jugement de la Providence.

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