Des années plus tard, j’ai eu l’occasion de vous demander, Monsieur Boyer, pour quelle raison vous aviez agi de cette façon envers moi en 1922. Vous avez répondu : « Je suis sûr que vous auriez accepté de travailler, si je vous avais demandé, à des conditions moins avantageuses que vos collègues. » Vous avez pensé qu’un Arménien qui n’a pas de pays propre où il puisse trouver facilement des occupations, est obligé de travailler en France à moitié prix ; ce n’est pas même nécessaire de l’avertir d’avance ou de tenir compte de ses protestations.
Mais vous avez commis une double erreur. Vous vous êtes trompé d’abord au sujet de mon caractère, et puis au sujet de la psychologie des Français, sur laquelle je m’étais basé lorsque je vous faisais confiance. Depuis toutes ces années que je vis dans ce pays, je puis dire que je connais profondément l’âme de ce peuple où prédomine avant tout le sentiment de la justice. Les grandes administrations devraient prendre exemple sur les humbles citoyens. Imagine-t-on que dans un atelier où travaillent vingt Français et deux Nègres, le patron puisse dire le soir aux travailleurs exotiques : « Messieurs, je vous payerai la moitié seulement de votre journée, car, regardez un peu la glace, vous ne pouvez pas prétendre à la même récompense que vos camarades Français, quoique vous fassiez la même chose qu’eux. » Je vous assure que les vingt Français feraient alors grève pour protester en faveur de leurs camarades Nègres.
Je me souviens qu’un jour, dans les années 1920, je revenais de l’Oise avec mon oncle, Garabed Bozolian, qui a travaillé environ dix ans dans les départements dévastés, comme ouvrier maçon. Dans le compartiment où nous étions, il n’y avait pas de place pour s’asseoir, comme il arrive souvent dans les trains du soir. Nous étions debout au milieu. Mon pauvre oncle, avec son costume de travail plein de poussière, sa figure brune et mélancolique, avait bien l’air d’un ouvrier étranger, tout plongé encore dans les souvenirs de son pays et ne s’occupant pas de ce qui se passe autour de lui. Le compartiment se remplissait de plus en plus. À un moment donné, l’un des voyageurs assis se leva et se dirigea vers la portière pour descendre. Un officier qui était debout à côté de nous alla prendre sa place. Mais des objections se firent entendre de tous côtés :
« – Vous n’avez pas droit, lui était ici avant vous ! et on montrait mon oncle qui, étonné, me demandait ce qu’ils voulaient.
– Ils veulent que tu t’assoies à la place devenue libre.
– Mais je peux bien rester debout.
-Va t’asseoir, du moment qu’ils désirent ainsi. »
D’ailleurs à la première objection l’officier avait quitté la place en demandant pardon. Voilà comment est le peuple français.
Si j’avais imaginé une seule seconde que ce vieil oncle, si humble et généreux, serait assassiné dans les conditions atroces que je décrirai plus tard, par mon neveu, Kevork Baronian. Celui-là même qui m’avait aidé dans mes démarches de libération de l’asile d’aliénés. C’est moi qui les avais fait venir à Paris parce qu’ils étaient les membres de ma famille, échappés aux massacres, et j’avais fait de grands sacrifices pour tous les deux. L’auteur du crime n’était pas le monstre qu’on a dit ; quoique entrainable, c’était sa faiblesse. Pourtant à son arrivée à Paris, après la guerre, j’avais trouvé en lui un garçon serviable, intelligent et honnête. Il avait trouvé un jour dans la rue des Écoles, en 1923 je crois, un portefeuille contenant trois-cents francs. C’était une somme, à ce moment-là, pour un jeune homme qui n’avait pas cinq francs dans la poche. Il m’avait apporté le portefeuille qui contenait en outre une foule de papiers. Ayant examiné ces papiers, j’avais trouvé le nom et l’adresse de celui qui les avait perdus. C’était quelqu’un habitant rue du Faubourg Montmartre, aux environs du restaurant Bissons. J’avais expliqué tout de suite à mon neveu les moyens de communication et je l’avais dépêché à l’adresse trouvée. Il était arrivé quelques minutes avant l’homme du portefeuille et avait vu entrer celui-ci tout en sueur, sous l’émotion de la perte subie. On comprend la joie qu’il lui avait causée en lui remettant son portefeuille, avec l’argent et les papiers. Il avait reçu un pourboire de vingt ou trente francs.