Ikevorkian

J’osai affirmer, lorsque je vous adressais ma candidature en 1915, que je me sentais capable de remplir d’une façon irréprochable l’emploi que je sollicitais. Non seulement je parlais et j’écrivais couramment le turc, mais encore l’avais-je étudié profondément en vue d’enseigner, et tous mes élèves, tant à Constantinople qu’ici, avaient profité en peu de temps de ma méthode pratique et directe. J’ajoutai qu’ayant reçu une culture française j’étais profondément attaché à la France. Tous les Arméniens avaient les mêmes sentiments sur ce point. J’aurais été en mesure d’apporter tous les témoignages possibles, tant des français les plus honorables que des notabilités de la Colonie arménienne à Paris, mais ce ne fut pas nécessaire. J’étais très désireux d’appartenir à cette école. 

Pour la question du payement, il était sous-entendu que je recevrais ce que recevaient mes autres confrères, puisque c’était un poste de l’État que j’obtenais. Je n’ai jamais consenti à accepter d’autres conditions, d’ailleurs on ne m’en a jamais proposées. Mais vous, Monsieur Boyer, en diplomate raffiné à frustrer les gens du prix de leur travail, avez trouvé le moyen de retenir vingt-huit mois de mes appointements, dans l’espace de seize années scolaires de mes fonctions. Vous avez recouru pour cela à des procédés et à des abus du pouvoir qui ne peuvent pas être justifiés aux yeux de la loi et qui méritent d’être réparés.

Pendant la première année scolaire de mes occupations, je n’étais pas encore au courant des conditions de rétributions concernant les répétiteurs. Moi qui entrais pour la première fois dans cet établissement, je ne pouvais pas soupçonner qu’on me traiterait autrement que mes confrères. J’avais montré envers vous la confiance et la politesse qui sont dues, en pareilles circonstances, au directeur d’une grande institution. À vrai dire, l’angoisse de la guerre mettant un devoir moral sur tous les habitants du pays, je n’aurais pas refusé même si l’on m’avait demandé de travailler pendant quelques temps pour rien, pour rendre simplement service à la France dont je jouissais de l’hospitalité. C’est pourquoi lorsque m’avez annoncé que vous me payeriez cent francs par mois, je n’ai fait aucune objection et je n’ai demandé aucun éclaircissement. Si l’on me payait cent francs, cinquante francs, ou rien du tout, cela m’était bien égal. Du moment qu’on me recevait dans un grand établissement de l’État, en me choisissant parmi plusieurs candidats. Je me sentais honoré et ce sentiment me suffisait. La rétribution annoncée était sans doute très mince, mais je pensais que cela concernait tous les répétiteurs, et si les autres s’en contentaient, était-ce à un nouveau venu de faire là-dessus des réflexions ? Je chercherais à employer mes loisirs ailleurs, dans des leçons particulières ou dans des traductions, pour pouvoir vivre plus ou moins convenablement. 

C’est à la fin de l’année seulement que je me suis aperçu que vous aviez abusé de ma confiance pour me faire travailler presque pour rien, en ne me payant que cinq-cents francs en tout, alors que tous mes collègues, tout en ne faisant que le même travail dans la même durée, avaient reçu trois-mille francs comme appointements annuels, somme fixée par le Gouvernement et ne dépendant pas de vos volontés d’administrateur. 

Après avoir quitté l’école, je suis entré dans une usine pour y travailler comme ouvrier, et je ne l’aurais pas quittée pour redevenir répétiteur, car j’y étais mieux payé et il y avait du travail pour toute l’année. Mais en automne, c’est vous, Monsieur Boyer, qui m’avez appelé par une lettre, me demandant de recommencer mes occupations.

Lorsqu’au début de l’année scolaire 1915-1916 je me suis présenté à vous, sur votre convocation, j’ai voulu tout de suite préciser les conditions pécuniaires dans lesquelles je travaillerais. Mais vous ne m’avez pas laissé achever la phrase : « Vous serez nommé et payé comme il faut » avez-vous affirmé. Malgré cette promesse formelle, pendant trois ans vous me retîntes cinq-cents francs sur mes appointements, ce qui correspondait à six mois de pertes sur le prix modeste de mon travail. Après plusieurs protestations, c’est en 1918-1919 seulement que j’obtins l’égalité de payement avec mes collègues. À peine passèrent trois années Monsieur Boyer, que me preniez cette fois six mois d’un seul coup, tout en me donnant congé de l’école. C’était 1922. Le contexte géopolitique avait changé. Je le n’ignorais pas mais je n’avais pas imaginé que la politique eût pu dicter ces manœuvres. Cet acte provoqua mes protestations auprès du ministre et je fus réhabilité. Pourtant en 1930, le même acte se répétât et ainsi, dans l’espace de seize ans de mes fonctions, étant mieux instruit que mes collègues, travaillant plus qu’eux, j’ai touché vingt-huit mois de moins. 

Je soumets ce chiffre au jugement de tout employé moyen, qui n’ayant pas d’autres ressources, construit tout son avenir sur son modeste travail et les modestes appointements qui en sont la récompense. Un tel employé, avec toute sa sagesse et son esprit d’économie, ne pourra mettre de côté chaque année régulièrement, qu’un mois ou deux tout au plus, en prévision de sa vieillesse, des maladies, des mauvais jours. S’il sait surveiller ces économies avec prudence, sans faire des spéculations hasardeuses, mais sans laisser aussi qu’elles périssent par manque de transformations opportunes, il peut dire au bout de quinze ans, vingt ans ou vingt-cinq ans qu’il a été un citoyen utile à la société, non seulement moralement mais aussi économiquement, car tout en vivant à la sueur de son front, sans être à la charge de personne, il est en état actuellement de secourir ses semblables plus que ne lui commande son devoir ordinaire. Supposez maintenant que son patron lui enlève chaque année, par des moyens détournés, le prix de deux ou trois mois de son travail. Un tel homme, même s’il ne lui arrive pas un malheur extraordinaire, ne pourra jamais redresser son échine ; il sera toujours à la porte de la misère, prêt d’un jour à l’autre d’y tomber et d’y périr. Car il n’est pas possible pour tout le monde de remplacer continuellement les pertes de ses ressources normales, pertes survenues par les fautes d’autrui ou par ses propres fautes. De pareilles difficultés sont insurmontables, surtout pour les gens qui ne veulent pas se détourner du droit chemin de l’honnêteté.

À ma libération d’asile d’aliénés en 1934, lorsque j’ai commencé mes démarches épistolaires pour dénoncer mon internement arbitraire et ses conséquences, et demander justice et réparation, je me suis mis à calculer, avec les lois rigoureuses des mathématiques, ce que pouvaient présenter ces vingt-huit mois que le gouvernement français me devait comme prix de mon travail. J’appliquai un intérêt de 6%, comme l’État le payait pour certains titres du Crédit national, à partir de différentes dates où cet intérêt commencerait à courir, jusqu’au 30 juin 1941, année où j’allais apprendre ma dénaturalisation et la suppression de mon chômage. J’obtins la somme globale pour quatre-vingt-dix-neuf mois, de sept-mille-trois-cent-quarante-neuf francs. Si le Gouvernement avait dû cette somme aux Anglais ou aux Turcs, je suis sûr qu’il l’aurait payée sans soulever d’objection ; il l’aurait même payée, comme il lui est arrivé plusieurs fois, à la valeur du franc de 1914 ; chaque mois valant deux-cent-cinquante francs, c’est-à-dire dix livres anglaises, ce qui donne pour le total neuf-cent-quatre-vingt-dix-sept sterling, trois-cent-quarante-neuf or. Mais comme je suis un pauvre Arménien sans défense, c’était folie de ma part de la réclamer.

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