Ikevorkian

Je m’appelle Devlet Kevorkian, né à Zeitoun, en Cilicie, le 10 janvier 1887 de Kevork Kevorkian et de Vartouhi Arikian. Ma date de naissance est approximative, comme c’est le cas pour beaucoup d’Orientaux nés en Turquie dans la deuxième moitié du 19e siècle. Les pièces d’identité que je possède ont pour origine un diplôme que j’ai obtenu en 1906 à Constantinople, sur lequel se trouve la mention « âgé de 20 ans ». Selon la tradition de la famille, je suis né en automne, après un incendie qui a dévasté notre ville. J’ai longtemps cru que cet incendie avait eu lieu en 1886 ou en 1887. C’est à Paris que j’ai trouvé un livre où l’événement est marqué comme ayant eu lieu en 1884, à Boz-Baïr, l’un des quatre quartiers de la ville située au pied du mont Berid et traversée par le Djahan, au creux de la chaîne orageuse du Taurus. Aghassi, dont le texte a été traduit par le poète Archag Tchobanian, compare Zeïtoun à un amphithéâtre. Les événements sanglants qui n’ont cessé de s’y succéder, tous plus funèbres que spectaculaires, le justifient. Comme un sort jeté dès l’origine. 

Zeïtoun signifie olive, dans ces plaines d’Asie Mineure gorgées d’oliviers, l’arbre mythologique fruit d’une discorde entre Athéna et Poséidon qui se disputaient le blason d’une ville nouvelle. Zeus trancha et proclama le fertile olivier « don le plus utile à l’humanité ». 

L’olivier a-t-il fait de moi un résistant ou est-ce mon prénom : Devlet ? Suis-je né Titan ou Anti-Titan, moi qui, comme Albano, n’ai eu d’autre choix que de me battre contre une constellation de titans. Contre l’État, moi qui suis issu d’un peuple sans État. Puissent la lettre qui va suivre constituer mon don à l’humanité.

J’appartiens à la race arménienne et à la religion chrétienne. Après avoir quitté mon lieu de naissance en 1906, j’ai fait mes études secondaires à Constantinople, au collège Berberian, où j’ai embrassé la carrière d’enseignement : professeur de sciences. En 1907, j’ai poursuivi au séminaire du couvent arménien du catholicos de Sis. En 1908, alors que les Jeunes-Turcs et leurs promesses de réformes, sur le modèle de la Révolution française, arrivent au pouvoir en Turquie, j’obtiens un sésame pour me rendre en France. 

Au début de 1909, j’arrive à Paris avec un passeport régulier pour perfectionner mes études de sciences, de lettres et de philologie, à la Faculté de Sciences, rue de la Sorbonne, et en vue d’obtenir ma licence. J’aurais pu me rendre dans un autre pays, mais l’amour que la France inspire à notre peuple depuis des générations, et la sympathie que j’avais pour mes deux professeurs de français, MM. Benoît et La Racine, qui étaient la bonté même, ne pouvaient que me pousser vers la France. Mon intention n’était pas sans doute de rester dans mon pays où j’avais projeté de rentrer après mes études, d’abord à Constantinople avant d’aller m’établir dans ma ville natale. N’ai-je pas vu, dans mon enfance, une ville arménienne au fond du Taurus, où la population à l’exemple du vieillard de Corycus dont parle Virgile, tirait des merveilles d’un terrain montagneux. Je puis affirmer que je n’ai vu nulle part ailleurs l’abondance, les variétés et les qualités de raisins, sans parler des productions agricoles ou de l’élevage.

La guerre mondiale et les massacres m’empêchèrent de retourner en Anatolie. Ma ville natale fut détruite comme tant d’autres. N’y ayant plus de proches parents, je décidai de me fixer en France. J’y obtins ma naturalisation. Le ministre de la Justice m’admit comme un enfant adoptif de ce grand pays, en m’accordant le titre de citoyen Français, et je pus remplir mes devoirs d’une façon encore plus complète envers la France, qui était devenue ma seconde patrie. 

Jusqu’à l’incident.

Cet incident, et ses cruelles conséquences : était-ce le prix à payer pour avoir trahi les miens, que j’ai abandonnés trois fois. En quittant mon pays, en refoulant les massacres et déportations qui s’y déroulèrent, et en préférant une autre nationalité. 

À Paris j’ai toujours habité à la même adresse dans le département de la Seine, au 49 rue Denfert-Rochereau, Hôtel du Maréchal Ney. Au ponant de sa carrière, Napoléon exprimait les choses ainsi, au Maréchal Ney : « Ce sont les événements qui ont été plus forts que les hommes ». On peut dire que les événements ne m’ont pas davantage été favorables.

Dès 1909, comme étudiant, je gagnai ma vie en donnant des leçons particulières de turc à des élèves français et arméniens qui sont plus tard partis à la guerre. Je fus professeur d’arménien dans de nombreuses familles de Paris ; basé sur mes études classiques, mes élèves libres à la Sorbonne et à l’École des Langues orientales, ainsi que sur ma longue expérience dans l’enseignement, je fus capable d’enseigner sur les branches telles que la langue française et l’explication de textes ; les langues arménienne, turque et russe, autour d’un enseignement complet ; les langues arabe et persane, pour ce qui est de la grammaire ;  les langues allemande et anglaise, grecque et latine pour ce qui est d’un enseignement primaire, tout comme l’histoire politique et de la littérature générale, et les mathématiques élémentaires : arithmétique, algèbre, géométrie, trigonométrie.

Je fus traducteur de livres d’illustres auteurs français en arménien : « Le crime de Sylvestre Bonnard » de Anatole France, arménophile convaincu. « Le Coupable » de François Coppée. Je fus un grand lecteur de poésies : Théocrite, Virgile. Je tombai un jour sur un livre de Goethe : « Torquato Tasso », où il est démontré que la folie de persécution est une science administrative ayant pris jadis naissance dans les palais des papes qui, n’étant pas enclins à verser directement le sang humain, avaient inventé des subtilités incroyables pour briser ceux qui ne se pliaient pas devant leur volonté et leurs désirs secrets. Je ne puis pas oublier l’impression que firent sur moi ces lignes sublimes. Torquato Tasso (seul) : « Ainsi, il me faut reconnaître que personne ne me hait, que personne ne me persécute, que tout le tissu de ruse et d’intrigues secrètes en ma tête seule se noue et s’ourdit : Il me faut confesser que j’ai tort, que je fais tort à des gens qui ne le méritent pas de moi ! Et cela à l’heure même où, à la place du soleil, mon bon droit s’étale aussi clair que leur perfidie. » 

J’ignorais bien sûr que ce drame préfigurait celui dans lequel j’allais me perdre.

Ce qui va suivre est le brouillon d’une lettre que j’adresse à M. Paul Boyer, qui fut l’artisan de mon malheur en France.

Puisque la longue revue des souffrances que je m’apprête à évoquer, et qui n’a pas encore pris fin au moment où je commence cette écriture épistolaire, a pour origine mes fonctions à l’École des Langues orientales et l’incident que j’ai eu avec son administrateur, M. Paul Boyer, je considère comme en mon devoir de lui faire appel une dernière fois, pour essayer de réveiller sa conscience, en vue de chercher à réparer moralement sinon matériellement ce que sa conduite a eu comme conséquences.

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