Ikevorkian

Le sort m’avait jeté à l’École des Langues orientales comme répétiteur de turc, et pendant les longues années que j’y ai passées, j’ai pu constater à quel point les circonstances du monde extérieur pouvaient avoir leur répercussion dans cette institution. Le professeur titulaire de turc, M. Jean Deny, était souvent absent. Pendant la guerre, il était mobilisé, et après quelques années de son retour, il était reparti en Égypte, en mission. J’avais pensé tout d’abord qu’on n’avait pas besoin de remplacer absolument M. Deny, étant donné que je faisais aussi le travail du professeur. Mais j’ai appris vite qu’on ne pouvait pas se passer de cette formalité.

Pour la première année ce fut M. Huart, le professeur de persan, qui fut chargé de ce remplacement. Un homme très versé dans le turc, l’arabe et le persan. Il avait choisi un vieux texte difficile dont il expliqua quelques pages dans toute l’année, pour donner aux élèves le goût de ces longues phrases tortueuses dont les non-initiés ne peuvent voir ni le commencement ni la fin, car ces vieux textes manquent de ponctuation. Il m’avait abandonné le véritable enseignement de la langue tant au point de vue théorique que pratique. L’année suivante, lui succéda un fonctionnaire de l’ambassade de France à Constantinople, M. Ledoux, un homme aimable, mais ne connaissant pas la langue turque, et tout à fait étranger à l’enseignement. On avait voulu probablement lui fournir une occupation, à cause de ses mérites politiques. Après quelques années, lui succéda un vieux savant, M. Danon, qui avec sa manière étrange d’enseigner commençait à gâter l’esprit des élèves. Il avait trouvé dans la bibliothèque un vieux livre de proverbes turcs, dont il faisait faire par cœur le contenu aux élèves. Je fus obligé d’intervenir auprès de vous, Monsieur Boyer, et d’obtenir que M. Danon enseignât seulement l’histoire de la littérature turque, où il pouvait avoir l’occasion d’employer toute sa verve. 

La guerre étant finie, M. Deny, titulaire de la chaire de turc, prit possession de son poste. Il faisait la grammaire et expliquait des textes. Naturellement, je n’avais pas le droit de me mêler de ses affaires ; il faisait ce qu’il voulait et ce qu’il pouvait. Je dois dire cependant que, dans mon intérieur, je n’étais pas du tout d’accord avec ses principes d’enseignement des langues étrangères. Il avait exclu de la grammaire certaines notions morphologiques de l’arabe et du persan qui sont indispensables pour le turc. L’excuse était que l’élève doit apprendre ces notions dans les cours spéciaux, pour ces mêmes langues. C’est pour cette raison, sans doute, qu’on consacrait à l’École des Langues orientales, trois années pour l’étude de l’arabe, et deux années seulement pour le turc. Mais ces notions indispensables, l’élève ne les apprend pas dans le cours de l’arabe, ni au moment voulu, ni de la même façon que les applique un esprit turc. 

Quant aux textes, M. Deny les choisissait parmi les plus littéraires dès le début de l’enseignement. Dans ces conditions, on ne peut expliquer que très peu de choses, dans le cours même ; le reste, l’élève doit préparer tout seul, chez lui, comme un devoir en vue de l’examen. Il va de soi que l’élève faisait ce devoir très mal, ou plutôt, ne le faisait pas du tout. De sorte qu’il ne lui restait comme bagages que les quelques centaines de pages de textes relativement faciles, que je maniais, moi-même, en classe, comme base de conversations pendant mes répétitions de deux années. 

M. Deny était un admirateur de la méthode Berlitz, et de l’enseignement proprement auditif des langues, pour habituer l’élève à parler. Je n’ai jamais été du même avis. Les quelques succès trompeurs qu’on obtient dès le début s’émoussent vite, et en supposant même qu’ils soient durables, ne servent pas à grand-chose. L’exemple très souvent cité de l’enfant qui apprend à parler sans livre, est faux, et ne s’applique pas aux grands élèves. D’abord on a tort de croire que l’enfant parle ; les quelques courtes phrases décousues qu’il a l’habitude de prononcer sont parfaitement inutiles pour l’homme mûr. Et puis, combien de temps a-t-il mis pour les apprendre ? Toujours aux pans de sa mère ou de ses camarades ; et encore, avec un esprit tendre et vide, où s’impriment facilement les sensations purement physiques ; un esprit qui est libre de ces préoccupations diverses qui sont l’apanage des adultes. Un élève d’âge mûr, pour s’approprier quelque chose de durable, aussi bien en matière des langues que dans les autres domaines, a besoin de l’activité raisonnante de son esprit, du concours de ses yeux plus encore que celui de ses oreilles, enfin, de toutes ces explications et notes méthodiques et continues qui fixent la mémoire.

On parlait beaucoup alors du grand service que pourrait rendre la radio à l’enseignement. Je doutai fort que ce service put être appréciable, surtout dans l’enseignement des langues. Le danger consiste dans la régularité et l’uniformité même des leçons présentées de cette façon aux élèves. De belles impressions peut-être, mais un profit minime. Car apprendre une langue ne ressemble pas à aller écouter une belle pièce de musique à l’opéra, mais bien, sous les ordres d’un bon guide, à racler soi-même un instrument, au point d’exaspérer les voisins. Ou, pour donner un autre exemple, ce n’est pas un liquide savamment préparé qu’on injecte dans le sang même, mais un amas de matières confuses qui s’élaborent dans l’estomac. Il n’est pas même agréable d’y regarder de trop près, et cependant c’est le seul moyen de nourrir sainement le corps.

Une classe où sont réunis une quinzaine d’élèves, de même aptitude et de volonté de travail en apparence, est en réalité un milieu très hétérogène aux yeux scrutateurs du professeur. Il ne peut pas consacrer le même nombre de minutes, pour questionner tel ou tel élève sur un même sujet. Il doit varier avec chacun, jusqu’à des explications ou des recommandations, car ils n’ont ni la même acuité d’esprit, ni le même tempérament psychologique. Celui-ci comprend à demi-mot, mais celui-là, pour qu’il puisse donner un résultat quelconque, il faut que le professeur lui collabore en lui faisant la moitié de son devoir. Il faut noter encore que, surtout dans l’enseignement supérieur, le degré de préparation des élèves pour le cours qu’ils suivent et leur instruction générale sont très différents. Ajoutez aussi les maladies, les absences, les retards, et jusque les moyens économiques et la nourriture même de chacun, qu’un professeur consciencieux doit prendre en considération, pour pouvoir adapter son enseignement aux conditions données et le rendre utile à tous. La radio pourrait-elle remplir ce rôle ? Mais ces réflexions me mènent très loin, je reviens à mon sujet.

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