Ikevorkian

Pour en revenir à mon sujet sur les bibliothèques, le but poursuivi des tracasseries rencontrées était, je crois, de me forcer à m’adresser à la bibliothèque de l’École des Langues orientales, pour implorer la pitié de son administration à mon égard. Pendant que je fus interné, mes biens avaient étaient vendus aux enchères, ma bibliothèque éparpillée. En septembre 1922 en Turquie, une loi était publiée concernant l’Administration des Biens meubles et immeubles des personnes qui se sont enfuies ou absentées des régions libérées. Cette loi stipulait que les biens des personnes considérées « seront vendus aux enchères par les soins du gouvernement » (article 1). Cette loi encourageait la délation : « Ceux qui dénoncent des biens abandonnés et cachés seront rémunérés dans la proportion de 10% des biens précités » (article 4). 

Mes biens ainsi vendus, à ma libération de l’asile, j’avais demandé à M. Léon Beaulieux, le secrétaire de l’école, de m’autoriser, sur votre ordre, Monsieur Boyer, d’emprunter de temps en temps des livres à la bibliothèque de l’école, comme en ont le droit les anciens élèves et membres enseignants. Je sais que l’École des Langues était très pauvre en matière de livres orientaux, mais tout de même on pouvait en tirer profit à un certain point. Je demandais en même temps au secrétaire deux volumes de ma bibliothèque, une chrestomathie russe, qui était passée dans les mains d’un de vos élèves, Monsieur, dont il n’en avait pas besoin d’une façon urgente puisqu’on ne la lisait pas dans la classe. Je voulais volontiers payer le prix que cet élève me demanderait. Je tenais à avoir ces deux volumes, parce que je les avais fait relier et j’étais en train d’y faire des études quand on m’interna. Je ne puis pas dire que j’ai reçu une réponse, mais j’ai reçu tout de même de M. Beaulieux, une carte minuscule, qui est, comme chacun sait, signe de grandeur, car à mesure que les hommes montent en grade, ils diminuent les dimensions de leur carte de visite. Il disait dans cette carte qu’il me répondrait bientôt. Et voici comment on me répondit indirectement.

J’appris un jour chez le libraire russe Rodstein, 17 rue Cujas, que celui-ci avait reçu l’ordre de l’École des Langues de faire chercher ces deux volumes en Russie, comme occasion ; car ils étaient publiés au Caucase et épuisés. Le jour où le libraire recevrait les volumes commandés, je pourrais les acheter. J’ai reconnu sous ce procédé la main de l’homme qui, se trouvant dans une salle à trois portes largement ouvertes, était capable de démolir encore un mur, pour pouvoir sortir autrement que par la porte. Ces livres en occasion arrivèrent en effet, je ne puis pas dire combien de mois après, mais je n’ai pas pu les racheter, car c’était à ce moment où ayant épuisé mes ressources, j’avais demandé le secours du chômage à la mairie du 5è. Même si je m’étais ingénié à payer les soixante francs que M. Rodstein me demandait, j’aurais éveillé les soupçons de la mairie qui, ne se contentant pas de mes déclarations (bien faciles à vérifier), avait ouvert sur moi une enquête, pour savoir indirectement ma situation économique. Elle espérait de là sortir que si j’avais menti à la mairie comme étant sans ressources, je pourrais révéler à des tierces personnes la cachette du magot.

Il y a une autre aventure dont je veux dire un mot puisque j’y suis. Ce n’était pas après ma sortie de l’asile, ni même avant mon entrée dans l’asile, mais longtemps avant. Au début de mes fonctions à l’École des Langues orientales, vous m’avez obligé, Monsieur Boyer, à votre manière, de suivre votre cours de russe. Je croyais à ce moment-là que c’était pour me préparer un meilleur avenir. Je dois dire que je n’en ai tiré nul profit matériel, tout en faisant beaucoup de sacrifices en temps et en argent. Je n’ai pas eu même le diplôme, puisque vous avez décidé d’interrompre mon travail en 1922, pour des raisons politiques comme on sait. J’ai continué tout de même à apprendre cette langue pour le plaisir de mon esprit. Mais il ne s’agit pas de cela. C’était en 1917, je crois, vous aviez recommandé aux élèves de prendre à la bibliothèque une grammaire de vieux russe de Bouslaev, pour l’étudier en rapport avec le cours. Je l’ai prise après avoir accompli les formalités. Comme je croyais qu’il en avait dans la bibliothèque plusieurs exemplaires et comme, d’autre part, je n’étais pas assez fort à ce moment-là pour en tirer tout de suite le profit nécessaire, j’ai gardé le livre pendant quelques semaines. J’ai reçu un jour une lettre du secrétaire qui réclamait ce livre et je ne savais pas qu’il fallait le reporter, non pas au secrétaire qui le demandait, mais au bibliothécaire pour le faire mettre à la même place d’où on l’avait pris. Ce livre ne rentra jamais à sa place. En 1934, après ma sortie de l’asile, j’ai aperçu cette grammaire chez Povolotski, un libraire russe non loin de l’École des Langues orientales. Ce n’était pas peut-être le même livre, mais comme c’était même édition et même reliure, il y avait grande chance que le livre aussi fut le même.

Que dans la Bibliothèque nationale, dans celle de Sainte-Geneviève ou celle de l’École des Langues orientales quelques volumes soient volés, à vrai dire je m’en soucie peu, du moment que ce n’est pas moi le voleur ; vous avouerez cependant qu’il y a là de quoi me chagriner, quoi qu’en puissent penser les ministres de la Justice. 

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