Ikevorkian

En 1915 et en 1916, par votre intermédiaire, Monsieur Boyer, j’examinais, analysais et traduisais gratuitement des documents confidentiels en langue arménienne et en langue turque pour M. le Ministre de la Guerre, ou pour d’autres ministères. Je possède à ce sujet des certificats signés de votre main. Je rendais aussi quelques services au gouvernement militaire en examinant des candidats à l’emploi d’interprète.

Je reçus un jour une lettre du secrétariat de la Sorbonne où l’on m’invitait en me fixant le jour et l’heure très précise pour examiner un candidat, je ne me souviens plus au sujet de quel titre ou de quelle langue. Il n’y avait là rien d’étonnant, car il m’était arrivé plusieurs fois d’aller à la Sorbonne pour examiner des candidats. Je crois que cette fois on m’invitait le matin assez de bonne heure. Mais quand on a un métier comme le mien, celui d’enseignement dont je fus dépossédé, on est obligé d’être précis, car une salle de classe n’est pas comme un établissement de café où l’on peut entrer à n’importe quelle heure selon son plaisir. J’allai donc à l’Université à l’heure fixée en passant par la rue de la Sorbonne : tout près de la porte, à l’angle de la place, sur le trottoir devant l’hôtel, un jeune homme s’approcha de moi pour me demander quelque chose. Je croyais qu’il allait me demander le nom d’une rue, mais il se mit à expliquer que depuis plusieurs jours il n’avait pas mangé, qu’une petite somme, qui lui permettrait de vivre un jour ou deux, lui serait d’un grand secours. Mon premier geste fut une attitude d’hésitation, car j’étais tenté de lui donner quelque chose. C’était un jeune homme bien habillé et n’avait pas du tout l’air de ces mendiants habituels qui exercent leur métier. Mais un soupçon se glissa tout de suite dans mon âme, car c’était devant un hôtel qui avait fait souvent une mauvaise impression sur moi. J’allais parfois à l’Académie Ludo pour causer un peu avec les compatriotes et quand on sortait du café, tard dans la nuit, on passait devant cet hôtel. Je voyais alors une femme suspendue par la fenêtre du rez-de-chaussée qui faisait des propositions aux passants. Aujourd’hui, dans cette espèce d’étudiant qui se présentait devant moi, n’y avait-il pas un piège caché ? Sous l’influence de cette pensée, j’ai continué mon chemin en répondant au jeune homme : « Malheureusement, je ne puis rien faire. » 

À la Sorbonne, je croyais que le candidat m’attendait, mais c’est moi qui fus obligé de les attendre, candidat et secrétaire à la fois. Enfin, en présentant par-ci par-là la lettre qui me convoquait, j’ai appris qu’il y avait un malentendu car ce jour-là, il n’y avait personne à examiner. Je me suis retourné chez moi, ce faisant battre un peu la campagne la folle du logis. C’était organisé, me disais-je, exprès pour que je donne mon aumône à ce jeune homme, pendant qu’un autre monsieur, se tenant un peu loin, prendrait nos photographies pour les mettre dans les pièces de son dossier secret. N’est-ce pas qu’un jour on avait glissé sous ma porte une lettre que j’allais ouvrir, sans y faire attention, quand je m’aperçus que l’adresse ne portait pas mon nom. Ayant cherché mes lunettes, je constatai que c’était une lettre adressée à une dame demeurant un étage en-dessous. Je la lui ai portée et glissée sous sa porte. Supposons que j’aie ouvert la lettre, j’y aurais trouvé probablement quelques détails insignifiants que je pouvais communiquer un jour, sans y attribuer grande importance, à un ami sûr, mais à tel point sûr que le lendemain, la dame en question apprendrait ce que j’avais dit, et voilà une jolie réputation pour moi !

Mais la police fait-elle de pareilles choses, me jura-t-on ? Je ne sais pas ce que la police fait ou ne fait pas, je raconte seulement ce qui m’est arrivé. 

Je devine l’objection : un service est un service, et un homme délicat ne doit pas en parler après l’avoir rendu. J’avais accepté ces sacrifices pour l’État, j’avais eu confiance en vous, Monsieur Boyer. Je comprends si bien cette objection que je n’aurais jamais parlé à ce sujet, si on ne m’avait fait cette horrible injustice qui ruina toute ma vie. Après ce qu’on m’a fait, je sens le droit de m’adresser au Gouvernement pour lui dire : « Voici ce que j’ai fait pour vous, ce n’est pas énorme soit, mais enfin c’est un sacrifice matériel : où est donc ma récompense ? » L’homme le plus religieux quand il accomplit un acte de piété dans le plus grand secret, il fait cependant que Dieu apprécie son acte et le récompense dans l’autre monde. Pour ceux qui n’ont pas de pareille croyance, il faut qu’on reconnaisse leur service ici-bas d’une façon ou d’une autre ; telle est la nature humaine. Je ne puis imaginer aucun français qui pense autrement à ce sujet. Ne voit-on, même aujourd’hui, des personnes qui font valoir leurs services rendus pendant la guerre en dehors de leurs devoirs ordinaires ? Elles obtiennent des décorations spéciales. On dira peut-être que c’est bien prétentieux de ma part à songer à de pareilles distinctions ? Mais alors, qu’on me récompense matériellement, car il faut qu’un travail exécuté trouve son explication.

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