Un jour, j’ai reçu une drôle de lettre à traduire pour le compte du ministère de la Justice. C’était un détenu turc qui l’adressait à son père à Andrinople. J’avais lu jusque-là des centaines de lettres, mais aucune ne ressemblait à celle-ci. L’écriture, la langue et la pensée à la fois, me paraissaient fausses : « Vous ne répondez pas à mes lettres, disait-il, vous les prenez donc pour des morceaux de papier ? Après ma sortie de la prison, je ne rentrerai pas dans ma ville et je ne voudrai plus vous voir. » Ce qui me frappait surtout c’étaient les mots « morceaux de papier », sans doute la traduction maladroite de la fameuse expression française « chiffon de papier » ; et puis, je sais que les Turcs qui ont beaucoup de défauts, sont en général respectueux envers leurs parents. J’y sentais plutôt une menace d’emprisonnement et d’expulsion contre moi, comme vous m’en aviez déjà mis en garde plusieurs fois, Monsieur Boyer. Ce qui est curieux, c’est que cette impression, fausse ou justifiée, se réalisa puisque j’allais être emprisonné bientôt, à la suite de l’incident. En tout cas, sans rien dire à personne, j’ai traduit cette lettre et je l’ai envoyée au secrétariat, comme à l’ordinaire. D’ailleurs, il n’était pas impossible qu’à ce moment-là quelqu’un se trouva réellement en prison, car je sais que pour de tels écrits apocryphes, on s’arrange toujours pour sauver les apparences.
J’ai compté que, sur le millier de lettres que j’ai envoyées au gouvernement français, à la presse, aux institutions, entre 1934 et aujourd’hui, le taux de réponses reçues s’élève à 21%. Ma démarche épistolaire n’a représenté que « morceaux de papier » ; ma quête de justice et de réparation, mon combat contre l’arbitraire, n’ont guère pesé plus que « chiffons de papier ». Le silence que la France m’a opposé est aussi éloquent que la formule du chancelier allemand Theobald von Bethmann-Hollweg face à l’ambassadeur du Royaume-Uni, en 1914. « Chiffon de papier » : votre attitude et celle des médecins aliénistes. « Chiffon de papier » : le refus des Jeunes-Turcs, puis des kémalistes, de respecter leurs engagements et promesses à l’égard des Arméniens. « Chiffon de papier » : l’abandon de la Cilicie par la France.
Ces documents apocryphes en revanche, dont j’avais eu connaissance incidemment au ministère de la Guerre, n’étaient pas que chiffon de papier :
« Les soldats arméniens de l’armée ottomane accomplissent consciencieusement leur devoir sur le théâtre de la guerre, ce dont je puis témoigner pour l’avoir vu moi-même. Je vous prie de présenter à la nation arménienne, dont le complet dévouement à l’égard du gouvernement impérial est connu, l’expression de ma satisfaction et de ma reconnaissance. » : Enver pacha, ministre de la Guerre, à l’évêque arménien de Konia le 26 janvier 1915.
« Les Arméniens d’Erzeroum, Terdjan, Eghine, Sassoun, Bitlis, Mouch et de Cilicie, n’ont absolument rien fait qui ait pu troubler l’ordre et la tranquillité publique, ou qui ait nécessité des mesures de la part du Gouvernement. », le 4 juin 1915.
« On veillera à leur bien-être, à la protection de leur vie et de leurs biens jusqu’à leur installation définitive dans les nouveaux logements » (décret du conseil des ministres réunis à Constantinople).
« Télégramme chiffré du ministère de l’Intérieur envoyé à la Préfecture d’Alep.
N°563
Préparez et envoyez d’ici une semaine les papiers demandés par l’ordre secret n°1923 en date du 25 septembre 1915.
Le 12 octobre 1915.
Le Ministre de l’Intérieur,
Talaat.
Apostille : S’en informer à la sous-direction générale des déportés. Le 23 octobre. Mustafa Abdulhalik. »
Selon Naïm bey, qui décryptait les ordres du gouvernement ottoman de fournir les documents apocryphes censés prouvés la culpabilité des Arméniens : « Dans cet ordre secret il était recommandé de trouver quelques Arméniens de Hadjin, de Deurt-Yol et de Mersine, de les combler d’honneurs, de les choyer et les décider à écrire de leurs propres mains et sous leur signatures un document dans lequel ils déclareraient que le Dachnaktsoutioun faisait des préparatifs pour faire éclater une révolte au moment de la guerre et qu’il avait partout pourvu aux besoins indispensables de cette révolte. On recommandait de plus que les signataires de ce papier fussent des personnes ayant une situation en vue. À la suite de ce télégramme, on fit différentes choses pour exécuter cet ordre, mais j’ignore comment et par quel intermédiaire. Dans cette intention on arrêta et l’on incarcéra quelques personnes. Une commission formée d’un officier et de l’inspecteur des déportés Eyoub bey, recueillit un certain nombre d’aveux chez ces personnes. On devait même photographier ces personnes. J’en ignore le résultat. »
La propagande s’exerçait aussi en images. Comme une photographie de cadavres censés être des Kurdes tués sauvagement par des Arméniens. Il s’agissait en réalité d’Arméniens égorgés et revêtus d’habits kurdes.
En 1895, des images de propagande étaient parvenues jusqu’en France. Dans « Le Petit Journal » du 24 novembre, la fresque dessinée en Une représentait des Arméniens attaquant une mosquée, alors qu’en vérité, ils étaient égorgés.