En 1925 ou 26, l’un de mes élèves, M. Chalet, me posa dans la classe une question curieuse. Puisque, dit-il, vous connaissez plusieurs langues pour parler ou écrire, quelle est la langue que vous employez dans votre esprit pour penser ? Je lui répondis que dans l’esprit, les idées et les expressions se mélangent, en ce qui me concerne, les mots littéraires arméniens, les expressions populaires turques, les mots scientifiques français et les propos de famille d’un patois formant un tout inséparable. C’est en parlant ou en écrivant le français qu’on peut les trier nettement. À ce moment-là je ne pouvais soupçonner aucune arrière-pensée dans la question de mon élève, mais aujourd’hui mon jugement est bien différent. Dès ce jour-là, on avait décidé de me faire interner en créant une folie artificielle au moyen d’ondes électriques. Je sais maintenant qu’on emploie ce moyen pour plusieurs buts spéciaux :
- Faire passer comme fous les individus qui ne le sont pas
- Rendre physiquement malades ou tuer des hommes politiques
- Pousser des individus sains ou malades à commettre crimes ou suicides
- Contrôler des personnes à qui on a confié des missions secrètes
- Se livrer à des vices sexuels les plus honteux aux dépens des gens innocents ou conscients
- Faire des enquêtes policières
- Faire des études ou des expériences psychiatriques
- Essayer de guérir les malades atteints d’aliénation mentale, etc.
Pour tous ces cas, cette méthode secrète constitue le crime le plus lâche, parce qu’elle s’exerce sur des personnes sans défense. Au point de vue scientifique ou d’information, elle est sans valeur, puisque l’esprit humain est un chaos rempli de toutes sortes d’images ou d’idées appartenant aux domaines du réel et de l’imaginaire (et constituées selon les circonstances et les milieux dans lesquels vit, ou vécu l’individu. Toutes ces images embrouillent, selon la loi de l’association des idées, qui est indépendante de la volonté humaine. Cette dernière seule a de la valeur au point de vue de la conduite présente ou future de l’homme, c’est-à-dire de ses actes. Car qui s’enorgueillissent des recherches psychiatriques, ignore parfois les lois les plus simples de la psychologie.)
Revenons-en à l’année 1922. Pour couper court à toute discussion, vous songeâtes, Monsieur Boyer, à me procurer (si possible), une autre activité, qui conviendrait plus à vous qu’à moi, ou bien me faire interner comme fou. Vous vous êtes arrêté tout d’abord à cette dernière mesure et vous avez arrangé la chose avec les médecins.
Longtemps avant l’incident, vous aviez rendu visite au docteur de Clérambault dans l’Infirmerie Spéciale du Dépôt, pour voir comment on internait les fous. De Clérambault lui-même m’a raconté l’histoire dans vos salons, au cours d’une de vos illustres réceptions de thé, Monsieur Boyer, devant des témoins, mais sans avouer sans doute tout. Il vous a fallu patienter huit autres années pour mettre votre plan à exécution, le mois où fut définitivement ratifié par la Chambre l’accord franco-turc que j’ai mentionné plus haut, dénommé « Accord Franklin Bouillon » parce que le député et ancien ministre Franklin Bouillon en avait négocié les conditions à Ankara, qui n’allait pas tarder à devenir la capitale officielle de la Turquie.
Abdul Hamid, « Le Grand Assassin » selon la formule de Gladstone, n’avait pas suffi.
Il y avait eu le triumvirat. Talaat pacha, Enver pacha et Djemal pacha, qui en plus des massacres systématiques avaient imaginé et organisé la déportation mécanique dans les déserts de Mésopotamie. À cet égard, le ressentiment tendancieux d’Aram Andonian était rempli d’une nausée que nul Arménien ne saurait discuter : « Le peuple connu sous le nom de turc est une sorte de machine à massacrer qui remplit sa fonction avec une docilité impitoyable et passive, quel que soit le mécanicien qui la conduit. Cette fois-ci, c’étaient les Jeunes-Turcs, avant eux c’était Abdul-Hamid, avant ce dernier c’était Mahmud II, et, avant celui-ci, tous les autres sultans. Et la machine -le peuple turc- resta toujours la même sous la main de tous ces mécaniciens, auxquels elle obéit, avec une égale docilité ».
Cela n’avait toujours pas suffi.
Il y avait eu Atatürk, le « père des Turcs » qui brandissait laïcisation et abolition du khalifat. Un militaire turc résumait son ambition féroce : « Nous reconstruirons avec des crânes d’Arméniens nos minarets abattus. »
L’accord d’Ankara mettait fin au conflit qui opposait la France et les nationalistes turcs après la guerre. Deux mois plus tard à peine, les troupes françaises abandonnaient la Cilicie (le 4 janvier 1922). Le journal « Asntavor » déclarait que « le Traité de Sèvres n’est plus qu’un chiffon de papier, que l’Entente n’existe plus comme unité politique, et que les Arméniens doivent recourir à un accord avec les Soviets assurant une complète indépendance de l’Arménie. »
Cet accord balayait le traité de Sèvres et les espoirs d’indépendance et de protection de mon peuple. Il avait eu pour conséquences de provoquer un nouvel exode des Arméniens qui étaient revenus dans leurs foyers en Cilicie après la guerre, et d’institutionnaliser le nationalisme turc. Mustafa Kemal avait réussi à pactiser avec la France et manœuvrer au service d’une toute-puissante République turque, qui n’avait de république que le nom. En 1930, en fondant « la Société turque d’Histoire », il propagerait la thèse selon laquelle l’Anatolie avait toujours été peuplée de Turcs. Une histoire révisée et une période déniée, entre 1918 et 1920. La turcologie infusait sur ces bases d’apprentissage, à l’École des Langues orientales, sous l’impulsion coordonnée de Monsieur Deny, de vous-même, et de tout un corpus de maçons français qui n’excluent pas les préoccupations confessionnelles et politiques. Parmi lesquels, le très radical Henry Franklin-Bouillon. Sur le versant oriental, Mustafa Kemal, chef non moins radical d’un État protecteur de la Franc-Maçonnerie, et d’une République turque aux principes soi-disant insufflés par la Révolution française ; ceux-là mêmes qui m’avaient conduit en France, en 1908. Mais en fait de lumière, c’est les ténèbres qui m’attendaient.
L’interdiction du fez et du port du voile, le droit de vote des femmes, l’abolition du sultanat n’étaient que prétextes au populisme. La dictature était en marche, en Turquie, avec la complicité de la Diplomatie française.
En 1930, quoique interné et fragilisé par l’incident que vous avez créé, Monsieur, je n’en demeurais pas moins informé et je fus stupéfait par l’un des discours de Mustafa Kemal : « La souveraineté de devrait pas être bâtie sur la peur. La souveraineté qui repose sur les canons ne peut se maintenir. Une telle souveraineté, ou dictature, ne peut être qu’un expédient provisoire à une époque de bouleversement. »
Mustafa Kemal était non moins habile que vous, Monsieur Boyer.
« Rejetons le fez, qui est sur nos têtes comme l’emblème de l’ignorance et du fanatisme, et adoptons le chapeau, coiffure du monde civilisé ; montrons qu’il n’y a aucune différence de mentalité entre nous et la grande famille des peuples modernes ! »
L’année précédant ce discours, en 1922, à l’Ambassade de France, il disait aussi : « Quoique la grande Révolution française, dont nous lisons les pages sanglantes avec admiration et enthousiasme, ait jailli du cœur de la nation française, ses résultats n’en furent pas moins d’une portée universelle. J’espère que les fils de la France d’aujourd’hui, de cette France révolutionnaire et patriote qui a, par sa dévotion à la défense des droits de l’homme, inspiré à l’humanité pensante ses principes les plus supérieurs, confirmeront par les faits la juste cause de la Turquie. »
Dans cette nouvelle Turquie, le fez devenait un emblème de marquage quand en France, le bonnet phrygien constituait une fierté républicaine. Porter le fez stigmatisait. En Turquie, les français autorisés à le porter étaient tout à coup déconsidérés, subalternes méprisés qu’on enjoignait à s’exiler, comme vous m’aviez enjoint à quitter la France, Monsieur Boyer, au motif que j’étais Arménien. L’exode ou la mort. L’internement de longue durée ou l’expulsion.
M. Édouard Herriot ne tarissait plus d’éloges à l’égard de Mustafa Kemal, louant le Ghazi réformateur et sa « ferveur positiviste » ; Le Quai d’Orsay relevait son « esprit d’initiative politique qui a renforcé son prestige et qui a remis entre ses mains des pouvoirs qui le rendent totalement maître de la situation » lors de la salve de coups de canon officialisant la proclamation de la République turque ; La presse française célébrait une Turquie moderne, les journalistes ne faisant que conforter une presse turque à la gloire de Mustafa Kemal, pourtant loin d’être un saint. Comme « Le Soir » dans un article hagiographique : « Ce qu’on nous demandait : que la Thrace fût grecque, qu’Istanbul fût internationale et l’Anatolie Orientale arménienne, qu’Adana devînt une colonie française ; le Palais devait être placé sous le contrôle des Puissances, grandes et petites, avec deux ou trois provinces perdues au centre de l’Anatolie pour tout apanage ; les Turcs seraient devenus les tributaires des chrétiens, et les chrétiens les seigneurs… Ce que nous avons obtenu : la révolution anatolienne a barré la route aux Grecs dans la région de Smyrne, à l’armée d’occupation française en Cilicie, aux Arméniens sur la frontière orientale. Les forces italiennes se sont retirées d’Antalya. Aujourd’hui, la Cilicie, la Thrace, Antalya, les Détroits, Istanbul, toute l’Anatolie sont nôtres. Nous aurons notre armée, notre marine, nous sommes nos maîtres, l’unité nationale est réalisée, les Turcs constituent en Turquie l’élément prépondérant. Tel était notre désir. Telle est la signification du traité de Lausanne. »
Grâce à Monsieur Franklin-Bouillon, mandaté par M. Aristide Briand, Mustafa Kemal avait réussi : « La Turquie aux Turcs », où « Un Turc vaut tout l’univers » ; où « ni les Arabes, ni les Grecs, ni les Juifs, ni les Arméniens ne sont bienvenus » et où « il ne saurait être accordé aux éléments chrétiens des privilèges de nature à porter atteinte à la souveraineté politique et à l’équilibre social du peuple turc. »
Plus tard en France, ce serait « La France aux Français ».
Dès le berceau, dans les plaines du Taurus, j’étais dans un tunnel sans issue.
L’une des dispositions de cet accord était dirigée nettement contre les Arméniens, car elle engageait la France de n’employer que des travailleurs de race turque, désignés par l’administration, quand elle aurait besoin d’étrangers, pour des études quelconques concernant la Turquie.
« L’Appel pour l’Arménie » de Monsieur Meillet n’a pas été entendu. Les diplomates se sont détournés des Arméniens qu’ils avaient autrefois défendus.
Mais vous savez tout cela, Monsieur Boyer, vous en avez été l’un des artisans.
Cet accord qui dormait depuis longtemps dans les cartons, était ratifié au moment même où les persécutions contre moi en arrivaient à leur point culminant. J’étais sûr que d’une façon ou d’une autre on me mettrait à la porte ; cela m’importait peu car je me serais résigné à cette situation, si l’on eût agi loyalement. Le curieux est que les grands actes politiques votés par les Chambres, maîtres souverains du pays, étaient parfois dictés par la volonté d’une force mystérieuse étrangère à ces Chambres, et qui ne songeaient qu’à des intérêts qui n’étaient pas ceux de ce pays.
Dès 1917, le 8 décembre précisément, vous faisiez partie, au sein du ministère des Affaires étrangères, de la commission créée et présidée par M. Franklin Bouillon, président des Affaires extérieures. Elle se composait de militaires, diplomates, universitaires, journalistes. Son vice-président était le général de division Janin, autrefois chef de la mission militaire française en Russie et commandant en chef des forces alliées en Russie en 1918. Votre plan avait de longue date été ourdi, n’est-ce pas Monsieur.
Le général Gouraud, Haut-Commissaire de la République française en Syrie et au Liban, osait proclamer aux habitants de la Cilicie, et à ceux d’Aïntab et de Killis que « la France, dans son généreux désir de rendre la paix à la Turquie, a décidé de remettre dans les mains du gouvernement ottoman une des vieilles provinces et deux des villes de l’Empire, qu’elle occupait en vertu des articles additionnels de l’Armistice de Moudros.
Le télégraphe vous a appris que, persévérant dans ses intentions pacifiques, parce qu’il était sûr de répondre au vœu général de ce pays trop longtemps en proie aux misères et aux deuils de la guerre, le gouvernement français, représenté par son éminent négociateur, M. Franklin Bouillon, ancien ministre pendant la Grande Guerre, a conclu le 20 octobre, avec son Excellence Mustapha-Kemal pacha et l’Assemblée Nationale d’Angora l’accord qui met fin à la guerre entre la France et la Turquie. (…)
Je pourrais invoquer la signature du gouvernement français ainsi que celle de Son Excellence Mustapha Kemal pacha qui, en rendant la paix à une grande partie de la Turquie a prouvé qu’il n’était pas seulement un Grand Général, mais aussi un Grand Homme d’État. (…)
Une amnistie plénière est proclamée.
Les droits des minorités sont confirmés. (…)
Enfin, je sais déjà que Son Excellence Mustapha Kemal pacha a désigné pour restaurer l’Autorité ottomane dans les territoires que lui rend l’accord du 20 octobre, des hommes qui seront dignes de cette lourde et belle tâche, par leur volonté d’exécuter l’accord dans toutes ses parties aussi bien que par leur fermeté contre tous les agents de désordre, et que ces hommes travailleront en pleine entende avec les Autorités militaires françaises pendant la période d’évacuation et avec les autorités consulaires. (…)
Il en va non seulement de l’honneur du gouvernement d’Angora et de son chef, mais aussi de leur intérêt le plus évident, car l’accord franco-turc n’est que la moitié de la Paix ; la Turquie devra un jour négocier la Paix complète.
Qui peut donc croire que devant cette éventualité de demain Son Excellence Mustapha Kemal pacha et l’Assemblée d’Angora auraient la folie, en laissant se commettre des assassinats, des représailles de quelque sorte qu’elles soient, de s’aliéner les sympathies du gouvernement français sous la réprobation universelle de l’Europe à l’Amérique, que soulèverait ce retour aux troubles sanglants du passé. (…) »
Quant au colonel Mougin, fervent soutien de Franklin Bouillon, missionné pour s’assurer du départ des troupes françaises de Cilicie, il poussait le cynisme encore plus loin : « Combien ils seraient indignés les Chrétiens de Cilicie s’ils savaient que Franklin-Bouillon est en train de valser avec Kemal tandis qu’ils attendent sur les quais de Mersin le navire qui les conduira vers les camps de Syrie. »