Ikevorkian

Dès que je fus libéré, je demandai qu’on me rendît compte, devant la justice, de toutes ces tortures qu’on m’avait fait subir, qu’on me payât tous mes dommages, qu’on me rendît mes biens dont l’Administration m’avait dépossédé, ma bibliothèque et mes manuscrits ; et dans le cas où l’on eut constaté que réellement ma santé fut perdue à jamais, qu’on m’allouât du moins une indemnité mensuelle, pour que je puisse traîner le reste de mes jours. Mais les ministres de la justice qui se sont succédé ont fait l’oreille sourde à ma voix, car esclaves de la routine, ils ne pouvaient pas prendre une décision de leur propre chef, il leur fallait demander l’avis de ceux mêmes contre lesquels étaient dirigées mes plaintes. Ils ne pouvaient pas livrer à la justice une affaire qui vous pouvait froisser, vous, Monsieur Boyer, mais aussi les deux préfectures de Paris, ou les médecins psychiatres qui avaient organisé un véritable abattoir. On ne m’a pas laissé non plus aborder la presse ; le mensonge y entre avec le fracas de ses chars, mais quand c’est la pauvre vérité qui arrive, les portes d’airain se referment devant elle hermétiquement. 

À qui pouvais-je recourir ? Ou, pour parler comme M. Blum : « Tout de même, que peut-on faire ? » Je ne pouvais pas me suicider pour faire plaisir au docteur Logre, ni aller m’enfermer de nouveau dans un asile d’aliénés pour débarrasser l’Administration de ses dettes matérielles et morales envers moi. Alors j’ai renouvelé mes démarches, j’ai couru d’un homme politique à l’autre dans l’espoir qu’à la fin on se réveillerait peut-être. 

D’ailleurs la cause que je poursuivais était bien loin d’être une cause uniquement personnelle. C’est tout le système du service des aliénés qui est pourri, et innombrables sont les Français qui en souffrent. Le pays le plus civilisé du monde, avec tous ses illustres représentants, ses hauts intellectuels, ses sénateurs et ses députés, avait-il décidé de laisser la solution de ce problème au 21e siècle en héritage ? On fait et on défait tous les jours les lois, par conséquent, il n’était pas difficile, me semble-t-il, de voter une décision en quelques articles, en spécifiant que désormais personne n’aurait plus le droit d’interner comme fous des gens parfaitement lucides, que les médecins n’auraient plus le droit de faire des opérations secrètes et inavouables, et qu’enfin toute victime de ce genre, à n’importe quelle classe de la société qu’elle appartienne, aurait le droit de recourir à la justice, contrairement à l’avis des psychiatres et même contre ces psychiatres. Le rôle d’un médecin aliéniste doit consister uniquement dans l’acte de guérir, s’il le peut ; mais la constatation de l’existence d’une maladie mentale ou la disparition de cette maladie doit appartenir à la famille du malade ou, au besoin, à un jury neutre. Sans une compréhension claire de ce genre, il n’y aura plus, dans la matière, de justice possible, et un pays où il n’y a pas de justice dans une question si importante…

En 1929, dans l’association de bienfaisance arménienne Margossian, où j’avais un emploi de secrétaire, un titre de trente-mille francs disparut miraculeusement. Comme j’étais déjà à ce moment-là sous la surveillance de la police, j’ai soupçonné une intrigue de ce côté-là, pour compromettre ou moi ou le caissier, ou peut-être un autre membre du conseil d’administration. Le chef de cette association, ancien ministre des Travaux Publics en Turquie, qui avait sous sa responsabilité personnelle un autre legs d’un million de francs, appartenant à une école nationale arménienne, fut mis, il y a plusieurs années, dans un asile d’aliénés, comme persécuté, où il mourut. Après sa mort, son ami intime, un docteur, un ancien professeur à moi, écrivit dans un journal arménien qu’on ne savait pas exactement ce qu’était devenue la somme d’un million de francs. Comme c’est une affaire administrative, on avait arrangé sans doute une comptabilité de circonstance. Par la suite, en 1931, j’ai lu qu’on avait tenté une escroquerie politique contre un riche Arménien, en se servant de plusieurs intermédiaires, dont un ancien président du conseil roumain. C’est pour des craintes de ce genre sans doute, que Nubar Pacha, qui dirigeait une grande association de bienfaisance, en a déposé le capital, par contrat définitif, dans des banques anglaises. Ce sont les dangers qui menacent les riches.

Il y a la question plus grave des crimes politiques, qui demande un examen impartial et une solution conforme à l’équité. J’ai toujours trop respecté le gouvernement français et ses dirigeants, pour les accuser de manquer de sincérité dans certaines affaires particulièrement louches, telles, par exemple, les rapts des généraux russes. Mais de l’autre côté, je considère comme impossible que dans un pays possédant une organisation si intense, les étrangers puissent fomenter des intrigues sans la connaissance de certains milieux français qui ne cherchent naturellement que leurs intérêts personnels avant tout. La justice qui s’occupe parfois de ces cas, n’offre qu’un spectacle de caricature. Que le rédacteur du « Matin » saute deux mètres de haut sur son siège si cela lui plaît, je dis, moi, mon opinion d’observateur.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *