C’est le 1er mars 1937 que je suis entré, pour la première fois, dans la salle de lecture de la Bibliothèque nationale, après avoir accompli les formalités nécessaires. Je pris la côte d’un livre de grammaire arménienne d’Antoine Meillet, je remplis ma fiche selon les prescriptions, je la glissai dans la boîte, et j’allais attendre à la place que j’avais choisie. Plus de deux heures passèrent sans qu’on ne m’apportât rien.
Je demandai alors à l’employé qui allait et venait pour les autres lecteurs, combien de temps fallait-il en cette salle, pour obtenir un livre.
« – Une demi-heure environ,
– Mais moi j’attends depuis plus de deux heures ! »
Il alla s’informer au sujet de ce retard et revint quelques minutes après pour me dire qu’on ne trouvait pas la fiche que j’avais mise dans la boîte. Je m’étonnai que cette fiche fut ainsi volatilisée par un simple hasard. Comme il était déjà tard, je sortis de la salle sans rien lire, en laissant cette occasion pour un autre jour. Le 9 mars, j’y retournai et demandai le même ouvrage. La fiche ne se perdit pas cette fois, mais on vint me dire après une vingtaine de minutes que c’est le livre qui était perdu, laissant vide sa place, malgré que selon le catalogue il existât bien. Je n’essayai pas de demander un autre ouvrage, je descendis dans le sous-sol pour préparer une liste de livres qui m’intéressaient, et qu’à une autre occasion je pourrais peut-être consulter. À la sortie je saluai plusieurs anciennes connaissances, parmi lesquelles M. Deny, le professeur titulaire de turc à notre école, ainsi que M. Pastakian, un compatriote au sujet duquel je dirai quelques mots une autre fois. Cela ne me compensa pas l’ennui d’être reparti bredouille, sans avoir rien lu.
Trois ans après, le même phénomène se répéta à la bibliothèque Sainte-Geneviève, plus près de chez moi, où j’étais en train de copier un passage important dans un livre de linguistique. Le 20 janvier 1940, l’employé ne put me communiquer le livre en question, qui avait disparu on ne savait comment. Je soupçonnai les mêmes sources de mes ennuis, et je fus obligé d’interrompre mon travail en cessant mes visites à la bibliothèque.
J’y voyais une forme de persécution qu’on me faisait, dans les établissements publics.
« Ce qu’il y a de poignant, c’est le fou persécuté, écrit M. Albert Londres. Sa folie ne lui laisse pas de répit. Elle le tenaille, le poursuit, le torture. La nuit on le guette, on l’espionne, on l’insulte. « On » ou « ils » sont ses ennemis ! Ils sont dans le plafond, dans le mur, dans le plancher. »
Il existe en effet une maladie qui s’appelle « manie de persécution ». Les personnes qui en sont atteintes, malgré leur raison intacte en apparence, sont des fous très dangereux ; car, par interprétation erronée de certains faits insignifiants, elles se créent des ennemis imaginaires, qu’elles vont ensuite attaquer. Une autre maladie, assez analogue de celle-ci, est le « délire de persécution ». Les gens qui en sont atteints, entendent des « voix », semblables à celles du T.S.F., qui leur lancent des injures et les torturent à tel point, que ces malades vont attaquer des personnes innocentes qu’ils croient être les auteurs, ou les organisateurs de ces voix. On doit interner ces genres de fous dans les asiles d’aliénés, malgré leur esprit parfaitement lucide, et contrairement à leurs protestations, ou à celles de leurs familles et de leurs amis. Le médecin ou les médecins spécialistes sont seuls juges dans cette question, et gardent informés ces malades tant que leur infirmité n’est pas disparue, souvent même jusqu’à la fin de leur vie. Car quelqu’un qui ne sait pas respecter la vie des autres, n’est pas digne de la liberté.
Des médecins spécialistes, appelés psychiatres, ne cessent de développer cette thèse tous les jours dans les journaux. Des articles très nets, très catégoriques. Le docteur Logre dit par exemple : « Les fous lucides sont, en pratique, les plus nombreux ; de façon générale, leur danger s’accroît en raison même de leur lucidité ». Le docteur Toulouse est partisan de soigner les aliénés dans des conditions libres, sans les interner, car ce sont, dit-il, des malades comme les autres. Mais il pousse en avant cette idée d’apparence philanthropique, pour pouvoir mieux insister sur le point qu’il y a cependant une catégorie de malades qu’il faut garder hermétiquement dans les asiles : les persécutés lucides. Le procédé est bien connu dès l’époque romaine. Quand on voulait faire échouer un projet de loi, on présentait le même projet sous une autre forme beaucoup plus renforcée.
Une autre thèse existe.
C’est moi, pauvre ouvrier intellectuel, qui veux la développer pour la première fois en ce pays ; moi qui fus pendant de longues années la victime la plus torturée de cette abominable théorie de la « folie lucide ». Je me dresse devant ces graves Messieurs les aliénistes, pour leur dire : Des fous parfaitement lucides, il n’en existe pas. Ce que vous appelez « manie de la persécution », n’est en réalité qu’une tracasserie policière, dirigée sournoisement contre quelqu’un dans le but spécial de créer un scandale et de le faire interner. Ces tracasseries peuvent donner naissance à des actes de violence, dont la responsabilité retombe entièrement sur ceux qui persécutent. Ces manières d’agir n’ont pas d’excuse, ni envers ceux qui sont réellement atteints d’une maladie mentale, ni envers ceux qui ont l’esprit parfaitement sain. Quant au délire des gens lucides, tel qu’on veut le faire croire au peuple, il est complètement dépourvu de sens. Ce n’est nullement l’état bien connu d’un malade en fièvre, ni les hallucinations des fous réels qui confondent les images de leur esprit avec les réalités du monde extérieur. Ce qu’on appelle « délire de la persécution », est en réalité une opération médicale, exécutée sur les ordres des psychiatres eux-mêmes, à l’aide d’ouvriers engagés spécialement à cet effet, et en employant des ondes électriques qui agissent à distance comme les ondes du T.S.F. ; mais qui peuvent influer sur n’importe quel sens, car ce sont des « transmissions de sensation ». L’utilité de ces opérations est extrêmement douteuse même sur les aliénés réels. C’est une torture inhumaine, une exploitation honteuse, et une expérimentation sans valeur psychologique, qu’on applique sur de pauvres malades sans défense ; et c’est tout. Y soumettre des gens parfaitement sains d’esprit, détruire sans pitié leur santé et leur avenir, et soutenir ensuite devant le public, en parole et en écrit, que ces gens-là sont des fous dangereux qui ne doivent jamais circuler en liberté, c’est un acte qui n’a pas de nom, et il n’existe pas de mots dans les langues humaines pour le qualifier. Doit-on admettre avec M. Joseph-Barthélemy que « vergogne est morte qui imposait aux hommes un minimum de tenue morale et de probité intellectuelle ».
Si je m’exprime soudain avec une telle amertume, c’est que j’ai enduré des souffrances que nul n’a encore subies en ce monde. N’ayant jamais eu de maladies mentales quelconques, je fus la victime d’un enchaînement d’intérêts personnels, de lâchetés médicales et de carences administratives. Vous qui me fîtes interner, Monsieur Boyer, Haut fonctionnaire de l’Administration, assistâtes impassible à mon agonie pendant toutes ces années, sans recevoir la moindre observation de nulle part. D’ailleurs moi-même, je n’ai jamais demandé qu’on vous inquiétât ou qu’on vous infligeât une sanction quelconque. Ce que je demandai toujours, c’est qu’on me reconnaisse le droit à la vie.