Ikevorkian

Telle ne fut pas cependant la pensée des puissants du jour. Qu’on ne dise pas surtout que la France fut innocente dans cette injustice, car au contraire, les faits sont là pour démontrer que c’est la France qui en fut la plus grande championne. Le regretté Victor Bérard ne cessait de répéter : « Nous avons trahi la cause de l’Arménie » et M. Henry Lémery, dans un article adressé au peuple turc lui-même, allait encore plus loin : « C’est nous, disait-il, qui avons assuré à la Turquie toutes ces terres qui s’étendent du golfe d’Alexandrette jusqu’au lac de Van, et c’est nous encore qui sommes prêts à faire davantage pour les Turcs dans l’avenir ». Cette sinistre promesse pour l’avenir me donne le frisson, chaque fois que j’entends de ce côté-là quelques cliquetis de négociations entre Turcs et Français. Il se trouvera peut-être, me dis-je, encore quelques étourdis qui penseront qu’en jetant aux Turcs comme pâture la poignée d’Arméniens se trouvant en Syrie, et même ceux du Caucase, comme jadis on jetait à Rome les chrétiens dans les arènes des cirques, ils arriveront à obtenir quelques risettes parfaitement inutiles de la part d’Ankara.

Et cependant, si la France avait fait son devoir, ce n’est pas seulement un acte de justice qu’elle aurait accompli, mais surtout un acte réellement sain pour ses propres intérêts ; car les Arméniens demandaient le protectorat français pour cette Cilicie, leur patrie, si riche en ressources naturelles, qui n’attendait que les mains des travailleurs et le génie des civilisations. J’espère qu’on ne portera pas sur le compte de ma manie de grandeur, si je dis qu’à cette époque-là, je veux dire pendant la guerre, j’avais envoyé une étude à l’état-major de l’Armée pour exprimer longuement ces mêmes idées, et pour demander la formation d’un corps de volontaires arméniens, qui pourrait rendre un grand service d’abord aux opérations de la guerre en général, et puis à la création de ce protectorat français en Cilicie. L’idée a germé grâce à la clairvoyance de Joffre, mais les politiciens de courte vue portèrent le couteau à la jeune plante.

Dans un article paru dans le « Journal de Genève », le 19 mars 1939, l’auteur examinait les dispositions des puissances pour désigner un héritier pour les pays du Caucase, en cas où la Russie de Staline aurait commencé à se disloquer. L’auteur avait banni exprès de son article jusqu’au mot d’Arménie, mais on devinait facilement qui aurait pu être l’héritier envisagé dans l’esprit des diplomates de Londres ou de Paris. L’Histoire ne fait que se répéter, comme chacun sait. Winston Churchill n’hésita pas à souligner que « Dans le traité de Lausanne qui rétablit l’état de paix entre la Turquie et les alliés, l’Histoire cherchera en vain le mot d’Arménie. » 

Jadis les empereurs romains payaient des appointements aux rois d’Arménie pour que ceux-ci veillassent en sentinelle perdue, aux portes du Caucase, devant les invasions des Huns. Les Romains d’aujourd’hui, les Anglais, avaient voulu confier ce rôle aux Turcs, devant leurs Huns à eux : les Russes. L’Angleterre n’avait pas d’autres prétentions sur les Turcs, car à cause de ses immenses richesses en hommes, en matières premières ou en clients, elle pouvait parfaitement se passer de ce pays, riche en possibilités mais pauvre dans son état d’alors. Quant à la France, elle prolongeait avec une opiniâtreté incompréhensible le rêve de François 1er, rêve qui ne s’est jamais réalisé car les Turcs ne sont pas habitués à lier des amitiés de ce genre. Si je ne me trompe pas, il leur arriva une seule fois de guerroyer pour la cause d’autrui ; c’était vers l’an 230, ils combattirent contre les Perses pour le roi d’Arménie ; et celui-ci ne les déçut pas dans leurs espoirs secrets, en leur accordant une large part des butins rapportés. 

La seconde idée fixe qui a toujours égaré la Diplomatie française, c’est la question du commerce. Une grande Turquie, pensait-on, aurait constitué un vaste champ d’exploitation pour les Français ; idée qui n’avait pas de base sérieuse, car en Turquie, les vrais clients de la France, tant au point de vue matériel qu’intellectuel, c’étaient les chrétiens (qui furent exterminés). Dans « Le Temps » du 19 novembre 1936, à l’occasion du voyage du docteur Schacht en Turquie, on lisait que l’économie de ce pays dépendait dans une proportion de 62% de son commerce avec l’Allemagne ; la proportion restante devant être répartie sans doute entre tous les autres pays. Une statistique laissait miroiter la situation commerciale de la France avec la Turquie dans « Le Temps » du 5 août 1935 : des importations de Turquie d’une valeur de 14.140 francs et des exportations d’une valeur de 31.096 francs de janvier à juin 1935 et pour les cinq premiers mois de 1936 ces chiffres passent respectivement à 16.604 francs et 15.707 francs. La Turquie, malgré sa grande superficie, jouait un rôle bien secondaire dans le commerce français, rôle à peine comparable à celui de la Grèce, ou du mandat français de la Syrie.

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