Le 9 juillet 1916, Frédéric Macler, mandaté par S.E. Boghos Nubar Pacha, diplomate et philanthrope arménien, vous convainquait d’accorder votre adhésion au comité France-Arménie dont il avait été décidé de sa création, au sein des Amitiés franco-étrangères. France-Arménie s’additionnait aux autres sections : France-Grande-Bretagne, France-Russie, France-États-Unis, France-Pays-Bas, France-Amérique-Latine. Le 24 août 1917, l’association France-Arménie avait préparé cette note, destinée aux instituteurs, chargés de cours et répétiteurs :
« Durant la terrible crise que nous subissons et où tant d’hommes sont si cruellement éprouvés, aucune nation n’a souffert autant que la nation arménienne. Ce serait pour les Arméniens un réconfort que de savoir qu’en France on s’intéresse à leur sort. La question arménienne est mal connue. L’association « France-Arménie » qui s’est donné pour mission de rendre plus intimes les anciennes relations entre les Arméniens et les Français, est heureuse de pouvoir vous adresser la brève notice ci-jointe. Elle vous prie d’en tirer parti de la manière que vous jugerez la plus convenable, auprès de vos élèves et auprès des personnes que vous connaissez. Même pour un peuple qui souffre comme le nôtre, c’est un devoir d’humanité que de ne pas oublier ceux qui souffrent plus encore et que de leur montrer comment aux malheurs présents succèdera un monde meilleur. »
Antoine Meillet, arménophile empressé, professeur au Collège de France et cofondateur de cette section, avait signé le document de présentation, « La nation arménienne », que je reproduis ici :
« La cruauté systématique de nos ennemis a rendu horrible cette guerre. Sans souci de l’humanité, ni du droit des gens, ils ont tenu pour bon et pour permis tout ce qui pouvait leur faciliter le succès. De même que les Autrichiens ont attaqué la Serbie, malgré l’acceptation des conditions inouïes qu’ils avaient posées, de même que les Allemands ont envahi, sans raison, la Belgique neutre, parce qu’il leur était commode de passer par là, et parce qu’ils voulaient occuper les rives de la Mer du Nord et encercler la Hollande, de même que les chefs jeunes turcs décidés à unifier leur empire, et sachant qu’ils ne pourraient faire plier les Arméniens, les ont exterminés.
La nation arménienne est constituée depuis longtemps. Elle occupe les vallées et les plateaux du grand pays montagneux qui s’étend entre la Mésopotamie et les vallées qui sont au sud du Caucase. Six siècles avant J.C., les textes perses nomment déjà l’Arménie du nom que nous lui donnons encore. Dans les siècles qui ont précédé et suivi immédiatement le début de l’ère chrétienne, l’Arménie a formé un royaume indépendant. Ce royaume est devenu chrétien vers le même temps que l’empire romain, et depuis ce temps l’église arménienne n’a pas cessé d’être indépendante, aussi bien des églises d’Orient, grecques et slaves, que de l’Église romaine. Il y a eu une littérature arménienne depuis le Ve siècle, après J.C., c’est-à-dire plusieurs siècles avant les plus anciennes littératures slaves et romanes, et les anciens ouvrages arméniens sont plus originaux, plus intéressants à tous égards que ceux des anciennes littératures slaves. La langue arménienne a tous les caractères d’une langue indo-européenne. Les historiens de l’art s’accordent à reconnaître que, en architecture, du Ve au IXe siècle après J.C., les Arméniens ont été des inventeurs. Alors que le nom même de France n’existait pas, l’Arménie avait joué un grand rôle dans l’histoire ; en des temps où la langue française ne se distinguait pas encore du latin, il y avait une importante littérature arménienne.
À l’époque des croisades, les Arméniens ont fondé en Cilicie un royaume ; ils ont aidé les croisés dans leurs entreprises et l’échec des croisades a entraîné la ruine de leur royaume. Depuis lors il n’y a plus nulle part d’Arméniens indépendants. Des États musulmans, persans ou turcs, ont dominé le pays. Au XIXe siècle, une partie a été prise par la Russie. Mais la nation arménienne avait, et elle a gardé, ses usages, sa langue, sa littérature, son église. Elle voulait vivre et, malgré l’asservissement, elle a vécu.
Ceux que la persécution empêchait de cultiver leur sol ont émigré à l’étranger, ils y ont fait preuve de qualités éminentes. Cultivateurs laborieux, paysans attachés à leur sol, les Arméniens ont su quand il le fallait devenir des commerçants actifs. Ils ont pris ainsi une large place à Constantinople, en Égypte, en Transylvanie, en Pologne, et plus récemment à Bakou, dans tout le bassin de la Méditerranée et jusqu’en Amérique. Partout ils ont été des citoyens utiles ; ainsi, c’est un Arménien, Althen, qui a introduit dans le midi de la France la culture de la garance. Au XIXe siècle, sans avoir nulle part un centre vraiment à eux, les Arméniens ont trouvé moyen de donner une littérature moderne à l’Arménie russe et une autre à l’Arménie turque.
Mais cette volonté de vivre, cette activité, cette intelligence, ces succès ont rendu les Arméniens odieux à leurs maîtres turcs, moins industrieux qu’eux. En vain, par le traité de Berlin, en 1878, la Turquie s’est-elle engagée à introduire en Arménie des réformes et des améliorations, et à garantir la sécurité des Arméniens contre les Kurdes et les Circassiens. Jamais les promesses faires n’ont été tenues. Après les massacres du Sassoun, en 1894, l’Europe exige des Réformes plus impérieusement ; le Sultan Abdul Hamid les promet et aussitôt il ordonne les grands massacres de 1895 et 1896, qui lui ont valu le nom de « Sultan Rouge ». La révolution jeune turque promet à son tour d’améliorer le sort des Arméniens, en instituant la liberté dans l’Empire ottoman ; en réalité les Jeunes-Turcs font massacrer les Arméniens dès 1909 à Adana. Et depuis que le gouvernement jeune-turc s’est allié aux Empires du Centre, il a organisé, avec une science nouvelle, la destruction du peuple arménien. Il a ordonné la déportation des Arméniens du sol qu’ils occupaient depuis plus de deux mille ans ; et après avoir fait massacrer les hommes et prendre les jeunes femmes, il a fait mourir de faim, de soif, de fatigue le reste des femmes et des enfants, sur les routes où il les a chassés ; il les a envoyés mourir en Syrie et en Mésopotamie. Des centaines de milliers d’Arméniens ont été ainsi détruits. Quand les troupes russes victorieuses sont entrées à Erzeroum et à Trébizonde, c’est à peine si elles y ont trouvé quelques dizaines d’Arméniens sur les dizaines de milliers qui peuplaient ces villes. Les autorités allemandes ont connu ces massacres, elles n’ont pas protesté. Ailleurs en Syrie les populations chrétiennes ont été détruites autrement : on a enlevé tous les vivres, puis on a isolé le pays et l’on a empêché l’arrivée de vivres nouveaux. Des centaines de milliers de Syriens sont morts de faim. L’Allemagne a connu le crime, elle n’a pas protesté.
Néanmoins, il subsiste des Arméniens, comme il subsiste des Syriens.
Les Arméniens de Russie, qui vivent en paix depuis longtemps, ont montré ce qu’ils pouvaient faire sous un régime de paix. Ils se sont brillamment conduits dans la guerre. La révolution russe va leur donner des moyens de développer leur vie nationale. Il faut qu’à la paix ce qui reste des Arméniens de Turquie soit aussi libéré. Au cours de persécutions, qui ont duré depuis des siècles, et qui sont devenues plus sanglantes au fur et à mesure que la civilisation grandissait dans l’Orient, les Turcs ont prouvé qu’ils ne pouvaient dominer une nation comme la nation arménienne. »