Les nominations des répétiteurs à l’École des Langues orientales avaient lieu chaque année au commencement de l’année scolaire, par arrêté du ministre de l’Instruction publique. Il était mentionné expressément dans cette nomination la somme annuelle que le répétiteur toucherait pendant les douze mois à partir du premier novembre jusqu’en novembre prochain.
En 1922, vous qui étiez l’administrateur de l’école et mon professeur de russe, vous avez formé le projet de me renvoyer à la fin d’avril et vous avez agi d’une façon bizarre. Au milieu de l’année vous m’avez remis une demi-nomination, ne correspondant qu’aux six mois de mes appointements. En mai, je vous écrivais et vous rappelais que vous m’aviez promis que mes appointements seraient payés intégralement et que je pourrais continuer mes leçons jusqu’à la fin de juin. Je vous exprimais mon désarroi lorsque le lundi 1er mai, j’avais trouvé les portes de l’école fermées devant moi. Certes, je n’allais pas enseigner de force, mais je ne pouvais pas renoncer à mes droits. J’ai alors préparé une série de démarches destinées non seulement au ministère de l’Instruction publique, mais aussi à un grand nombre de personnalités politiques. J’estimais qu’après mes services impeccables de huit ans, où j’avais usé ma vie et ma santé avec un dévouement inlassable dont vous-même, Monsieur Boyer, avez fait maintes fois l’éloge, le gouvernement français n’avait pas le droit de me jeter sur le pavé. Il s’agissait d’une question à la fois morale et légale que je voulais poser devant la conscience de la France. Cependant par un scrupule compréhensible, je ne voulais pas agir avant d’avoir obtenu votre dernier mot, Monsieur Boyer. Je vous priai donc de vouloir bien m’informer si vous vous désintéressiez complètement de cette question.
Au ministère, dirigé à ce moment-là par M. Léon Bérard, j’en appelais aux sentiments d’équité et de justice. Je n’omis pas de rappeler qu’en plus de mon service impeccable, j’avais été utile au gouvernement français en dehors de mon service habituel, en employant mes loisirs à différents travaux de censure, gratuitement ; une charge que j’avais accomplie avec tout mon cœur, avec exactitude, pénétré de la responsabilité morale qui m’incombait. Tout d’abord, effectuer des remplacements provisoires du professeur titulaire, qui ne rendaient aucunement ma tâche plus légère ; en outre, assumer la charge, pendant trois ans, de répétiteur d’arménien ; puis, occupé à déchiffrer, traduire et résumer, tout ce qui avait trait à la situation en Turquie pendant deux ans. C’était un travail épuisant de jour et de nuit, qu’il fallait accomplir avec toute sa conscience, aussi bien dans l’intérêt général de la France que dans l’intérêt de ceux qui écrivaient.
J’appris un jour qu’Aram Andonian avait été recruté par les services de la censure pour effectuer la même tâche que moi, ce qui lui avait permis d’être au cœur de l’Histoire comme je le fus, et d’en référer au patriarche des Arméniens de Constantinople. Que ce soit en France ou en Turquie, nous autres Arméniens, qu’on utilisait pour traduire sans se méfier, étions informés du déroulé des événements, et des ordres à mesure qu’ils étaient transmis aux fonctionnaires. J’aurais dû, comme mon compatriote, transmettre ce que je découvrais, et être utile à mon peuple plutôt qu’à la France, mais je ne le pus pas. Mon avenir, et celui de mon peuple, en aurait-il été changé ?
Son histoire constitue une légende, qu’on raconte dans les cercles arméniens. Arrêté le 24 avril 1915 à Constantinople, lors de la rafle des élites arméniennes, Aram Andonian fut interné dans une caserne d’où il fut déporté. Il se cassa une jambe, ce qui le conduisit en hôpital, tandis que le convoi de ses compagnons d’infortune poursuivit la route qui les destinaient à la mort. « Il a fallu que je cède à une jambe pour sauver ma vie. » dit-il. Finalement, il fut arrêté à Tarse, la ville de Saint Paul. Peut-être est-ce l’esprit de l’épistolier et de l’épistolaire « apôtre des gentils », qui lui a sauvé la vie et qui l’a guidé. Il fut déporté dans un camp, où il se mit à écrire avant de parvenir à se libérer. À Alep, sous la protection des frères Mazloumian qui dirigeaient l’hôtel Baron, il recueillit des témoignages de rescapés. Il y rencontra le fonctionnaire ottoman Naïm Effendi bey, qui lui remit son mémoire contenant les cinquante-deux télégrammes originaux, parmi lesquels ceux écrits par Talaat Pacha, Ministre de l’Intérieur, qui légitime massacres et déportations systématiques du peuple arménien.
Je pourrais aujourd’hui aller à la rencontre de M. Andonian, que je ne connais pas. Il vit à Paris depuis son exil, où il dirige la bibliothèque nationale arménienne de Paris. Je pourrais, mais je ne le ferai pas. Hélas, je suis bien trop affaibli maintenant. Pourtant à la bibliothèque Nubar, j’ai l’impression que j’y pourrais mettre la main sur le contenu de ma propre bibliothèque après que les chiffonniers en eurent disséminé le contenu, livres, cahiers et manuscrits. À la librairie Samuelian de la rue Monsieur le Prince, où une partie de mes biens fut déposé, je n’ai rien trouvé. Lorsque M. Deny vous a succédé, j’ai reçu un carton d’une secrétaire dans lequel j’y retrouvai des affaires personnelles et mes cahiers. Ils n’y étaient pas tous, manquaient les plus compromettants. Vous ignoriez que ma mémoire remplacerait ces cahiers le moment venu.
Pour en revenir au ministre Léon Bérard, je lui rappelai qu’au printemps de 1916, j’avais élaboré une longue étude (cent pages environ) sur le rôle de la Turquie pendant la guerre, que vous-même, Monsieur Boyer, après en avoir constaté l’utilité et l’intérêt, avez déposée personnellement au ministère de la Guerre.
Toujours en dehors de mon travail à l’école, j’ai pu rendre d’autres services à l’Administration dans les circonstances suivantes : C’était pour me rendre aux Invalides afin d’examiner des interprètes de turc ; c’était pour aller dans les ministères effectuer des traductions ; c’était pour être utile à des officiers qui ayant été en Turquie avaient besoin d’écrire des lettres en langue turque.
Je ne passai pas sous silence les difficultés de l’existence qui furent les miennes pendant la durée de la guerre, où malgré tant de travail donné je n’ai jamais reçu que mes appointements de répétiteur de turc, lesquels étaient des plus modiques (et je l’ai su plus tard, plus modiques que ceux des collègues de l’enseignement). Pendant près de huit ans j’ai enduré des privations de toutes sortes et ma santé, déjà délicate, en a été compromise. Je nuançai cependant : Malgré tout, ayant toujours eu conscience d’accomplir un devoir utile, j’étais heureux de pouvoir, dans la mesure de mes forces, servir la France. Étant trop faible pour la servir sur les champs de bataille, j’étais fier de la servir à ma manière.
Si l’occasion m‘en avait été donnée, aurais-je rejoint la Légion d’Orient ? Me serais-je battu auprès des Zeïtouniotes ? Aurais-je résisté aux Turcs au Musa Dagh ? Hélas, je crois que je n’ai jamais eu la force messianique de Gabriel Bagradian, le héros de Franz Werfel.
À la fin de la guerre beaucoup de français, membres de l’enseignement, ont été récompensés par des décorations (croix, palmes) en raison de leur dévouement pendant les hostilités. Personnellement je n’ai même pas reçu un témoignage officiel récompensant mes efforts. Mais à mon point de vue, le sentiment du devoir accompli me suffisait.
Mais au lieu d’être récompensé de tant de dévouement, je fus congédié de mon poste de répétiteur à l’École des Langues orientales, et non seulement je fus congédié, mais la moitié de mes appointements m’étaient retenus. Pourtant au printemps 1915, lorsque je vous présentai ma demande de répétiteur, j’avais bien spécifié que je désirais un emploi définitif, qui seul m’intéressait. D’ailleurs lorsque je fus nommé, il ne fut nullement question que mes fonctions ne soient que momentanées.