Ikevorkian

Chaque année, dès le mois de juin, mes heures de service étaient fixées pour l’année suivante et affichées avec votre agrément, Monsieur Boyer. Pendant huit ans, j’ai exercé mes fonctions de cette façon. Quant à la copie de la nomination officielle, elle ne me parvenait que dans le courant de l’année (ou pas du tout). Ceci ne m’empêchait pas d’exercer mes fonctions, vos paroles et votre signature étaient suffisantes. C’est ainsi d’ailleurs que j’exerçais, cette année 1922. Vers la fin de l’année précédente, par un ordre émanant de vous, je fus appelé au secrétariat pour régler mes heures de service pour l’année scolaire 1921-1922 ; ainsi le tableau de service était préparé et signé par vos soins, après que tous mes collègues et moi eussions donné nos heures de travail. Ni à la fin de l’année 1921 ni au commencement de 1922, vous ne me parlâtes de quoi que ce soit à ce sujet. Par conséquent je ne pouvais pas penser qu’une partie quelconque de mes appointements pouvait être supprimée. J’étais tellement persuadé que mon emploi était permanent, qu’en deux occasions différentes je n’ai pas essayé de profiter de postes qui pouvaient me convenir. Or, vers la mi-janvier seulement, vous m’annonciez que ma nomination n’était que pour six mois. Sur ma protestation à la fois contre mon congédiement et l’époque déjà avancée de l’année scolaire où l’on m’avisait de ce congédiement, vous me promîtes d’arranger les choses soit en me faisant nommer, si possible, comme répétiteur d’arménien, soit en me trouvant un autre poste dans un musée ou une administration. Rassuré par ces promesses, je continuai mon travail à l’école. Vers la fin du mois de février, je reçus l’arrêté de nomination et j’attendis vainement les arrangements promis. Ceux-ci ne venant pas je me rendis de nouveau au début d’avril chez vous, pour vous demander où en était l’affaire. Comme je vous indiquais combien tout cela était profondément injuste à mon égard, et mon intention formelle de protester au plus haut des institutions à ce sujet, vous admîtes qu’en effet j’avais droit à une satisfaction, qu’il était inutile de protester auprès du ministère, que je pourrais continuer mes leçons jusqu’à la fin des classes et que je recevrais mes appointements complets absolument comme mes collègues, jusque fin octobre 1922. Vous me précisâtes que je pouvais avoir en votre parole la plus complète confiance.

Pour quelles raisons les promesses qui me furent faites ne purent-elles être tenues ?

Toujours est-il que fin avril mon nom était rayé des états d’appointements, et les portes de l’école fermées pour moi.

On examina mes protestations et on promit de me payer mon deuxième semestre, mais on ne le paya pas. Le directeur de l’Enseignement supérieur, M. Alfred Coville, m’avait déclaré que le ministère était étranger à la question de mon congédiement, c’était vous, Monsieur Boyer, qui aviez arrangé cela. Mais cette déclaration ne déchargeait pas le ministère de son devoir, car travaillant pour le compte du Gouvernement je tenais ce dernier responsable du payement régulier de mes appointements.

Plus tard, vous avez parlé à l’un de mes compatriotes, M. David-Beg (qui fut le premier élève régulier arménien d’Antoine Meillet, son « inoubliable maître »), en lui révélant que vous ne pouviez pas me rendre mon emploi, cela devant être attribué à un Turc. Ce compatriote est mort il y a plusieurs années mais vous, Monsieur Boyer, qui êtes vivant, pourriez encore témoigner de la véracité de ce que j’affirme. De cette façon il se confirmait que vous aviez pour but de m’éloigner de mon emploi parce que j’étais Arménien. 

Je puis dire aujourd’hui que mon emploi a été la cause de mon aliénation, et en quelque sorte la cause de mon maintien dans l’asile. En 1922, l’accord Franklin-Bouillon scellait un nouveau départ pour l’amitié franco-turque et j’en payais le prix.

Le ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts vous adressa une note en juin 1922 : « J’ai l’honneur d’appeler particulièrement votre attention sur la réclamation ci-jointe de M. Kevorkian, et de vous demander de vouloir bien, plus particulièrement en ce qui concerne les parties de cette réclamation qui se réfèrent à des questions qui ont été traitées de vive voix entre vous et lui, me donner des indications qui me permettront de trouver les éléments d’une réponse. »

Suite à cela, je signai cet accord que vous me présentiez, dans lequel j’acceptai de déclarer « accepter de remplir les fonctions de répétiteur de langue turque pour la partie de l’année scolaire 1922-1923 commençant le 1er janvier 1923. Dans le cas où, à l’expiration de ladite année scolaire, je ne serais pas l’objet d’une proposition de renouvellement de ces fonctions temporaires, je m’engage à ne formuler aucune protestation d’aucune sorte et à assurer par mes propres moyens mon rapatriement éventuel en Arménie ou en Turquie. »

En juillet, vous répondiez au Ministre : 

« En ce qui concerne le répétiteur de turc, et faisant état :

– de l’absence de crédits pour gager ledit répétiteur pendant les mois d’octobre et de novembre de la présente année budgétaire 1922 ;

– du consentement de M. le Professeur Deny à ce que, pendant l’année scolaire 1922-1923 encore, le répétitorat de turc soit confié à un « non-Turc » ;

– de notre commun désir (car je suis sûr, Monsieur le Ministre, que ce désir est le vôtre comme il est le mien) d’assurer une certaine compensation à M. Kevorkian, arménien de nationalité et de langue maternelle, chargé de répétitorat de turc pendant la période allant du 1er novembre 1915 au 30 avril 1922, compensation qu’il me déclare accepter avec reconnaissance ;

J’ai l’honneur de vous prier de vouloir bien agréer ledit M. Kevorkian comme répétiteur de turc pour la période 1922-1923 allant du 1er janvier à la fin de cette même année scolaire, soit jusqu’au 31 octobre 1923. Les indemnités à allouer seraient de cinq-mille francs pour M. Kevorkian, dont je vous demande la nomination pour dix mois seulement et pour les autres répétiteurs de six-mille francs.

Je crois devoir ajouter les observations ci-après :

– Dans un très prochain rapport je remettrai au point les griefs, imaginaires ou mal fondés, que M. Kevorkian a cru devoir exprimer dans la lettre qu’il vous a adressée et que vous avez bien voulu me communiquer ; d’ailleurs au cours des nombreux entretiens qu’il a eus avec moi, M. Kevorkian m’a paru regretter la légèreté dont il a fait preuve en écrivant cette lettre ;

– J’ai expressément déclaré à M. Kevorkian que, s’il était agréé comme répétiteur de turc à l’École des Langues orientales pendant la période allant du 1er janvier au 1er octobre 1923, il devait considérer cette désignation comme étant irrévocablement la dernière sur laquelle il pût compter ;

– Au cas où il vous semblerait de bonne règle qu’il fût sursis à la désignation d’un répétiteur de turc à l’École des Langues orientales jusqu’au vote du budget de l’exercice 1923, j’estime qu’aucun inconvénient ne saurait résulter de ce délai. »

Que j’aie eu connaissance de cette lettre ne change rien à l’affaire et d’ailleurs, comme me l’a écrit M. J. Cavalier, le directeur de l’Enseignement Supérieur, en 1936 : « J’ajoute que, de toute façon, les sommes qui auraient pu vous être dues en 1921 et en 1922 seraient actuellement prescrites, les dettes de l’État étant soumises à la déchéance quadriennale. »

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