Pourquoi avoir voulu me mettre à la porte dans le but de mettre un Turc à ma place, sans me payer six mois d’appointements ? À ma demande d’explications, vous soutîntes que la colonie arménienne à Paris pouvait bien me payer ces six mois restants. J’ai trouvé singulier d’être traité ainsi, plus singulière encore l’idée qu’ayant une créance sur le gouvernement français, j’allasse la demander à la colonie arménienne. Mais vous vous emportâtes et menaçâtes de me faire expulser de la France par l’intermédiaire du ministère des Affaires étrangères : « Je vais vous faire mettre à la frontière ! ». Voyant qu’il n’y avait plus rien à faire, je fus obligé de protester auprès du ministre de l’Instruction publique, M. Léon Bérard, contre une injustice à ce point flagrante. Ce dernier, après quelques hésitations, me reprit dans mes fonctions, balayant au passage toutes les promesses qui m’avaient été faites. Ce geste du ministre n’était pas inspiré par des sentiments d’équité, car il a démontré plus tard qu’il ne tenait pas beaucoup à la réalisation de la justice. En vérité, il avait voulu simplement donner satisfaction à l’intervention de M. Victor Bérard, son frère, un arménophile sincère et notoire. Je me suis toujours demandé ce qui s’était passé à ce moment-là dans votre âme, Monsieur Boyer.
Je croyais que tout était fini. Eh bien, je me trompais ; par mes protestations, j’avais joué, paraît-il, avec le feu. Mais pouvais-je le savoir ? Le Ministre lui-même, s’il avait soupçonné les conséquences tragiques de son intervention, m’aurait-il repris dans mon emploi ?
Il reste que de telles paroles montrent un certain caractère, un certain pouvoir, et peut-être même une certaine habitude. Vous en pourriez dire autant à une domestique étrangère qui vous demanderait ce que vous lui devez ?
Quelques autres cas qui en disent long me reviennent en mémoire.
J’avais dans ma classe de turc un élève polonais qui s’appelait Domachévitch. C’était un élève intelligent et sérieux ; il travaillait pour apprendre la langue à fond et non pas dans l’unique but de mettre un diplôme dans sa poche, comme le font souvent les étudiants. Vous m’avez demandé un jour, au cours d’une visite que je vous avais faite, quel était le meilleur de mes élèves. J’ai nommé Doméchévitch. Vous vous êtes montré mécontent de ma réponse :
« – Oui, mais Domachévitch est fou !
– Je n’en sais rien, toujours est que dans ma classe je ne m’en aperçois pas. »
Ce que j’ai soupçonné dès ce moment-là, c’est que vous n’aviez pas beaucoup de sympathie pour Domachévitch, parce que celui-ci se tenait trop à l’écart, ayant ses propres projets pour son avenir, indépendamment de l’administration de l’École des Langues. J’ai appris dans la suite que ce « fou », après avoir eu son diplôme et être rentré à Varsovie, avait obtenu de son gouvernement un emploi de professeur pour la langue turque. Il est peut-être encore dans les mêmes fonctions.
Une autre Polonaise, Melle Vitchoukovska, qui suivait mes leçons, n’avait pas beaucoup d’aptitude, mais faisait toujours des efforts pour obtenir un diplôme. Elle non plus, pour les mêmes raisons, ne jouissait pas de sympathie auprès de vous, Monsieur Boyer, qui la qualifiez de la même façon que Domachévitch. Un jour même, pendant les examens, vous et M. Minorski vous moquèrent d’elle, en son absence, à cause d’une liaison que vous lui aviez attribuée avec un Japonais ; vous vouliez même lui refuser le diplôme. Attitude absolument indécente envers une jeune fille, d’autant plus que pendant plusieurs années qu’elle avait été mon élève, je n’ai remarqué aucune légèreté dans ses attitudes. Elle avait projeté simplement de partir au Japon pour s’y faire une situation. Elle y est partie en effet, après avoir eu son diplôme.
Un troisième Polonais, toujours mon élève, qui s’appelait Plémiannikov, avait décidé de travailler sous votre protection. Il était devenu Français par naturalisation, s’était marié avec une Française et avait deux enfants. Un jour il avait reçu l’ordre de partir en Pologne, en laissant à Paris sa femme et ses enfants. On l’avait forcé d’accepter une misérable occupation dans son pays de naissance ; c’était une espèce d’exil et le pauvre garçon pleurait.
Encore deux Polonais (puisque je suis au chapitre des Polonais), un couple, mari et femme, que vous m’aviez recommandé, sans que je sache au juste pourquoi, suivaient mon cours comme élèves réguliers. Ils avaient voulu aussi prendre, chez moi, des leçons particulières, que je n’ai pas cru devoir refuser ; mais j’ai eu des occasions pour être mécontent, car je me suis aperçu qu’ils obéissaient docilement aux ordres qu’ils recevaient, sans se rendre compte du sens véritable de ces ordres. C’était déjà en avril 1930, mois de l’incident, Monsieur Boyer. Je crois qu’après mon internement ils sont partis à Ankara, comme ils en avaient le projet.
Un dernier cas, pour finir, est celui d’un étudiant arabe qui, au cours d’une réunion des anciens élèves de l’école, réunion où vous étiez présent, s’exprimait avec vivacité, comme font souvent les Orientaux. Ce ton vous déplut probablement, Monsieur, et au lieu de faire une objection régulière, vous roulâtes une phrase polie à la manière des Français de la haute classe, quand ils ont l’intention d’insulter quelqu’un (manière très mauvaise, selon notre jugement de Levantins) : « Quand vous demandez une consultation au médecin, vous n’êtes pas toujours obligé… », mais l’autre comprit l’insulte et ne laissa pas achever la phrase : « Monsieur Boyer croit donc que lui… »
Ce sont, me direz-vous, des détails sans importance. Oui, mais cela indique l’atmosphère psychologique de ces années 1920 à 1930 : était normal ou anormal quelqu’un selon qu’il convenait ou non à vos desseins. D’autre part, ayant pris la décision de me faire interner, et fatiguant votre esprit sur les moyens pratiques pour la réalisation de ce projet, vous ne voyiez autour de vous que des fous.
Étions-nous vos premières et dernières victimes, moi et les malheureux qui perdirent la vie à cause de moi ? Je n’en puis rien dire.