Un souvenir en appelle un autre.
Au sujet du Bulgare.
C’était je crois vers la fin de 1931 ou 1932 (je n’ai pas de notes à ce sujet). Interné depuis avril 1930 et transféré de Sainte-Anne à Ville-Évrard, je travaillais dans un bureau (appelons cela bureau) de la buanderie, pour tenir la comptabilité du linge des aliénés. À côté des ouvrières et ouvriers venant du dehors, des malades y travaillaient aussi pour étendre ou transporter des linges. J’ai vu un jour un homme âgé, de haute taille, qui de temps en temps sortait de sa poche un cahier et y écrivait quelques lignes avec un crayon quand ses occupations lui laissaient quelques minutes de loisir. Nous n’avons pas tardé de faire connaissance l’un de l’autre. C’était un homme instruit et parfaitement lucide ; il s’appelait, si je ne me trompe pas, Topdjibachef. Il m’a raconté les circonstances qui l’avaient mené jusque-là.
Il paraît que lors de vos visites en Bulgarie, vous aviez lié des relations d’amitié avec lui ; après quoi M. Topdjibachef avait commencé à publier un journal politique dans le but spécial de réaliser un rapprochement entre la Bulgarie et la France. Il est évident qu’un pareil journal demande un certain fonds, surtout dans ses débuts. Mais à côté de la décision bien claire que cette publication devait être un journal de propagande francophile, le côté financier de la question était laissé indécis ; car dans votre esprit, Monsieur Boyer, ces frais devaient être couverts par les Bulgares francophiles eux-mêmes, ce qui est, je crois, un peu exagéré. En tout cas c’est l’un de vos principes immuables (n’aviez-vous pas prétendu que c’étaient les Arméniens qui devaient payer mes appointements de répétiteur ? Notez que j’enseignais la langue turque dans cette école de la rue de Lille).
Après quelques temps, M. Topdjibachef, voyant que cela ne marcherait pas, se met en route pour venir en France, en vue de mettre son journal sur des bases solides. Mais ici il ne trouve pas l’accueil qu’il espérait, à tel point qu’ayant épuisé ce qu’il avait dans sa poche, il s’adresse à son ami, vous-même, Monsieur Boyer, pour lui exposer la situation. Mais vous le renvoyez en lui mettant cent francs dans le creux de la main.
Après quelques jours, avant même d’avoir dépensé cet argent, M. Topdjibachef se voit dans de nouvelles difficultés : des gens mystérieux commencent à tourner autour de lui. Ne sachant pas de quoi s’agit-il au juste, et ne pouvant pas soupçonner des Français, étant donné que personne ne le connaissait en France, il pense à un complot dirigé contre lui de la part de ses propres compatriotes, ses adversaires politiques. Il informe alors la police qui, selon son habitude, l’interne comme fou dans un asile d’aliénés. Sans cet incident, vous auriez été obligé, en toute probabilité, de prêter encore cinquante francs à un ami politique. Après m’avoir raconté son histoire, M. Topdjibachef m’a demandé si je connaissais son ami. « Je le connais, hélas ! » dis-je, sans expliquer davantage.
Cependant tous ces événements n’avaient pas ébranlé le moral du Bulgare. Après avoir été si bien récompensé pour sa francophilie, il restait toujours francophile, car, comme a dit Ossietzky, on ne change pas facilement ses idées politiques. Il m’a lu quelques passages de son article, qu’il avait envoyé de l’asile à son journal qui continuait à paraître là-bas, en Bulgarie, par les soins de ses collaborateurs. Il y exposait avec ferme conviction, à quel point les intérêts de la Bulgarie étaient liés aux intérêts de la France.
« – Mais pensez-vous que cette fois, dans une conflagration générale, la France pourra compter sur la Bulgarie ?
– Toujours est que les sentiments de Boris sont bons, mais dans son entourage il y a encore beaucoup à faire.
– La dernière fois, si je ne me trompe pas, c’est l’entourage qui avait de bons sentiments mais le père de Boris a pensé autrement.
– Il fut victime d’intrigues politiques, le résultat a démontré combien.
– Ne pensez-vous pas que les intrigues sont plutôt nuisibles à ceux qui les font ? Quant aux peuples, que cela soit mauvais ou bon, ils s’engagent toujours dans le chemin qui leur convient. Je crois, moi, qu’en matière de politique, tromper son voisin équivaut un peu à tromper soi-même. »
On comprend que ces conversations sur les affaires du monde n’apportaient pas de soulagement à nos propres malheurs auxquels nous étions obligés de revenir.
« – Comment, disait le Bulgare, peut-on interner comme fou quelqu’un qui continue à collaborer à un journal ?
– Cela ne signifie rien, car il y a des fous qui sont très intelligents, mais sans cesser pour cela d’être fous.
– Lucide et fou en même temps ?
– Écoutez, je vais vous expliquer votre propre affaire. Vous êtes venu en France il y a peu de temps, mais voilà que d’un seul coup des idées étranges commencent à circuler dans votre cerveau. Vous voyez des gens qui vous regardent fixement, ou causent entre eux tout en faisant signe vers vous avec leurs têtes, ou bien l’un donne un coup de point sur le flanc de l’autre pour l’inciter à ne pas perdre vos traces dans la foule ; vous en déduisez tout de suite que ces gens-là préparent un coup contre vous, alors qu’en réalité ces personnes ne s’occupent qu’à gagner leur vie et n’ont pas de rapport avec vous. Vous entendez aussi parfois quelqu’un qui vous lance une insulte et vous commencez à vous énerver, alors que si vous faisiez un peu plus d’attention, vous verriez que cette insulte ne s’adressait pas à vous, mais à une autre personne qui se trouvait en face, de sorte que c’est par un simple hasard que vous vous êtes trouvé entre ces deux hommes. Maintenant, basé sur toutes ces choses, si vous attaquez un jour l’une de ces personnes innocentes, ce serait de votre part un crime absurde commis sur le peuple. Il est évident que la police et la société ne voudront pas voir circuler en liberté des malades de ce genre. (je débitais coulamment ces cheminations, car je les avais tant lues et entendues que je pouvais les exposer mieux que les psychiatres.)
– Mais comment la police ne comprend pas que ce que j’ai dit pourrait avoir des bases sérieuses ? Supposons qu’en France il n’existe pas de complots de ce genre, mais chez nous c’est presque la règle. Ne lisez-vous pas toujours dans les journaux que tel Bulgare, appartenant à tel parti, a été assassiné par tel autre Bulgare, appartenant à tel autre parti ? Comment ne peut-on pas comprendre cela ?
– Chaque pays a ses habitudes. En France, on comprend quelque chose quand on veut le comprendre, autrement on ne le comprend pas. Dans nos pays d’Orient, il arrive qu’on veut faire quelque chose mais on ne le peut pas, ou qu’on peut faire quelque chose mais on ne le veut pas, car chacun de ces deux mots a son domaine propre ; mais ici, dans le pays où nous sommes, vouloir c’est pouvoir comme dit le proverbe. »
Topdjibachef levait ses yeux bleus vers le plafond et restait pensif et immobile. J’avais envie de pleurer devant la naïveté de cet homme.
Un jour en entrant dans la buanderie, je n’ai pas trouvé Topdjibachef : le lendemain, non plus, il n’y était pas. J’ai demandé à Mme Agathon ce qu’était devenu le Bulgare et j’ai appris qu’il avait été atteint de cette calamité permanente qui sévit dans les asiles : le transfert. Deux jours avant, on l’avait mis en route pour Nancy ou pour un autre asile. Mais là qu’est-il devenu ? je n’en sais rien. On aurait pu le demander à M. Chiappe, sans trop le molester, car toutes ces opérations se décident dans la préfecture même et sont communiquées ensuite aux directions des hôpitaux. C’est la police seule qui peut nous renseigner sur la destinée finale de ces malheureux. En général, les asiles de province sont très mal tenus, et les vieux qu’on y envoie ne tardent pas à y mourir. Pour les étrangers cependant il y a une chance de salut, on les envoie dans leur pays d’origine si leurs gouvernements veulent les accepter. Il arrive souvent que ces gouvernements posent des conditions : du moment que le malade se trouve dans la main des médecins, il faut d’abord qu’il soit guéri pour pouvoir rentrer chez lui. La chose se complique encore pour les aliénés politiques, car leur guérison est très difficile.