Ikevorkian

« Qu’ils s’appellent asiles départementaux, asiles privés, faisant fonctions d’asiles publics, asiles autonomes, la France compte quatre-vingts immeubles officiels pour ses fous. » C’est dans trois de ces institutions que j’ai été déporté au motif que je gênais, comme l’Arménie embarrasse. L’étau s’était resserré à partir de 1925. Comme un signe, cette année-là le journaliste Albert Londres publiait « Chez les fous », dans lequel il accusait : « La loi de 38 n’a pas pour base l’idée de soigner et de guérir des hommes atteints d’une maladie mentale, mais la crainte que ces hommes inspirent à la société. C’est une loi de débarras. La loi de 1838, en déclarant le psychiatre infaillible et tout-puissant, permet les internements arbitraires et en facilite les tentatives ; On enferme ceux qui gênent leur entourage ; Comment savoir qu’un fou n’est plus fou puisqu’on ne le soigne pas ; Sur quatre-vingt-mille internés, cinquante-mille pourraient être libres sans danger pour eux ni pour la société. On les a mis là parce qu’il n’y avait pas d’autre endroit et que c’était l’habitude. On n’a pas cherché à les guérir, mais à les boucler. »

On m’a « bouclé » de manière arbitraire, on a voulu faire de moi un fou artificiellement, comme on a essayé de rayer l’Arménie de la carte, par l’épée, et faire de ce pays un territoire artificiel.

Monsieur Boyer, après avoir lu attentivement tout ce que j’ai raconté jusqu’ici, vous vous direz sans doute qu’enfin, il est impossible de considérer toutes ces affirmations comme un simple roman ou comme un tissu d’erreurs, fruit de l’imagination d’un cerveau dérangé. Je réponds que ce qui est incompréhensible, c’est votre psychologie. Comment, objecterez-vous, un homme de mon âge, de ma situation et de mon instruction, aurait-il pu commettre des actes à ce point incroyables ? 

Ce n’est pas sans raison que dans une de mes lettres, je vous ai accusé justement de ces troubles intellectuels dont on m’a accusé à tort ; et je crois même, sans aucune intention d’insulte, que c’est la seule explication qui pourrait sauver plus ou moins votre honneur. Mais pour éviter tout malentendu, je dis que mon allusion ne se rapportera pas à cette « folie de persécution » stupide, inventée par les médecins.

La folie lucide n’est, pour moi, que cet esprit soi-disant pratique qui met über alles l’intérêt personnel ou même national, si minime soit-il, sans pouvoir mesurer dans son aveuglement l’étendue du mal qu’il faudra accumuler dans l’autre partie de la balance, pour arriver à son but. Nos contes populaires contiennent une petite histoire qui met en relief le genre de folie que je viens de signaler. 

Il y avait jadis, dit-on, un fou qui avait un œuf à faire cuire pour son repas, mais n’avait pas de feu. Il prend alors son briquet à silex, va à la grange du voisin et faisant jaillir l’étincelle, met le feu à la paille qui s’y était entassée, puis rentre chez lui. Quelques minutes après un grand tumulte se produit ; la grange était en flammes et les gens s’efforçaient à maîtriser l’incendie. À ce moment-là, notre fou met un peu d’eau dans une casserole et s’approche du brasier pour faire cuire son œuf. 

À mon humble jugement, un homme vraiment sain d’esprit peut arriver par son travail à vivre convenablement, et même acquérir de la gloire, dans le cadre de ses capacités et de ses devoirs, sans avoir le soin de nuire à ses semblables ou de les rendre malheureux. C’est assez, je crois, les crimes permis par la nature que nous commettons tous les jours sur nos dissemblables, pour les utiliser à notre nourriture ou à nos travaux. Mais l’âme humaine est insondable et nous vivons dans une époque ahurissante, où les hommes les plus hauts placés ne savent pas parfois ce qu’ils font. Pour vous montrer, par exemple, à quel point le pouvoir politique peut rendre orgueilleux les êtres humains et les pousser à des actes incompréhensibles pour le simple peuple, je vous raconterai une autre histoire, de révolver qui a laissé sur moi une impression inoubliable. Mais il est encore trop tôt.

Fin 1925 je ressentis quelques faiblesses. En novembre et en décembre, je fus victime d’une tumeur intestinale, cause de douleurs atroces, qui m’immobilisa quelques jours et m’imposa d’être hospitalisé. L’opération que je subis me soulagea grandement.

J’avais eu, avant la guerre, une inflammation à la gorge que j’attribuais à la mauvaise nourriture, mais un médecin français m’avait dit que cela pouvait être le signe d’une maladie de sang. D’autres médecins m’avaient affirmé qu’une pareille maladie donnerait lieu dans ses débuts à une inflammation générale de la peau, la roséole, ce que je n’avais pas eu. Je ne savais pas à quoi m’en tenir, car s’il est vrai que j’ai eu toujours une vie sobre, mais tout de même je ne prétends pas être un saint, il m’était arrivé d’avoir des relations comme cela arrive à tout le monde. J’ai décidé d’aller voir un grand spécialiste, le docteur Hallopeau. Celui-ci après m’avoir examiné, m’a dit que cela n’était pas impossible, mais qu’on ne pouvait pas décider d’une manière catégorique sans l’analyse de sang. Il me donna sa carte et me recommanda de m’adresser avec cette carte à l’Institut Pasteur. En cas où la maladie se confirmerait, je devais prendre un certain nombre de petites piqûres pendant un an ou deux. Je lui ai dit que je préférais subir une seule grande opération, comme on en parlait beaucoup à ce moment-là. Il me le défendit sévèrement, car non seulement cela, dit-il, ne guérit pas, mais il est souvent mortel. Il y a, ajouta-t-il, jusqu’ici, je ne me rappelle plus, six-cents ou mille-six-cents morts. Lorsqu’aujourd’hui je réfléchis sur la parole de ce grand médecin, je me dis que le chiffre des morts dus à ces opérations doit avoir dépassé depuis longtemps six-mille et atteint peut-être soixante-mille. Mais j’ai eu tort de ne pas suivre à la lettre ses conseils. Au lieu de me présenter en personne à l’Institut Pasteur, j’ai envoyé mon sang par l’intermédiaire d’un dispensaire et sur leur foi j’ai pris un certain nombre de piqûres. À vrai dire, la première alerte étant passée, je ne sentais pas grand-chose, mais les conséquences, me disait-on, pouvaient être graves. J’ai pensé alors que le mieux était de m’adresser à un hôpital de l’État pour m’y faire soigner. Je suis allé à l’hôpital Cochin, dans le service du docteur Fournier, et j’ai dit que j’avais besoin de soin. Le docteur m’a dit qu’on ne pouvait pas soigner quelqu’un sans l’avoir examiné à fond. Il faut, dit-il, vous coucher à l’hôpital pendant quelques jours ; ce que je fis. On a pris mon sang pour examiner et on est venu me dire après quelques jours qu’on ne trouvait en moi rien qui puisse nécessiter des soins. Peut-être, m’a-t-on dit, vous vous êtes trompé ou vous êtes déjà guéri ; en tout cas si vous avez un accident quelconque, vous reviendrez et nous vous soignerons. Dans la suite je me suis adressé encore deux fois à l’hôpital Cochin et, par précaution, j’ai fait examiner mon sang, mais j’ai eu toujours la même réponse.

Quinze ans après, en 1927, je ressentis un malaise extraordinaire que je ne pouvais pas expliquer, il me semblait que j’avais dans la tête une automobile prête à partir. Je me souvins alors de mes vieux soupçons et je suis allé chez un médecin arménien, Damlamian, à Clamart. Avec lui, j’ai pris quelques piqûres. Mais comme je ne sentais aucun soulagement et cela m’inquiétait fort, je suis allé à l’hôpital Salpêtrière pour me faire examiner par un grand spécialiste, le docteur Guillain. Ce docteur m’examina très sérieusement, prise de sang, ponction, et plusieurs expériences concernant les nerfs. Il me dit enfin qu’il ne voyait en moi rien de dangereux, ou nécessitant des soins quelconques. Après le premier choc, cette maladie avait beaucoup diminué sans passer complètement. J’ai su dans la suite, que le docteur Guillain n’avait pas compris de quoi je me plaignais, mais je ne le blâme pas pour cela, car qui aurait pu soupçonner qu’il existe en France des moyens de crime à ce point diaboliques ? J’ai aujourd’hui la preuve irréfutable qu’on m’avait hypnotisé dès ce moment-là par des moyens électriques et qu’ensuite, on avait organisé des poursuites contre moi pour me faire interner ; tout cela n’ayant aucun rapport avec ma santé réelle. 

On m’avait rendu malade artificiellement par des ondes électriques et hypnotiques clandestines et plus tard, on essaierait de me rendre fou artificiellement, en m’internant.

Les raisons pour lesquelles je refuse à me livrer sans condition dans les mains des médecins, et subir n’importe quelle opération qu’il leur plairait, ne proviennent pas seulement de ces misères qui se sont abattues sur moi ; elles ont des racines plus profondes. J’ai considéré la science médicale en général, toujours comme une science très utile certes, mais encore à l’état rudimentaire, faisant souvent plus de mal que de bien. Une bonne hygiène, que tout le monde pourrait observer dans la mesure du possible, sans être médecin, serait cent fois plus utile, à mon avis, que les remèdes et les opérations. Les médecins eux-mêmes honorent l’hygiène au plus haut degré, mais ils la croient utile surtout pour les gens bien portants ; quant aux malades, ils ne veulent pas leur ménager potions, pilules, poudres, cachets, piqûres, électricité et opérations de toutes sortes, qui souvent au lieu de hâter, empêchent l’œuvre de guérison de la nature. Personne n’aurait d’objection à faire si le médecin, par sa présence, voulait exercer surtout une influence morale sur le malade en lui recommandant quelques légers médicaments parfaitement inoffensifs ; mais il devrait comprendre que dans les cas graves son rôle devrait presque s’effacer, s’il ne possède pas des moyens de guérison absolument sûrs. C’est pourquoi ajouter à la souffrance causée par la maladie, les souffrances des drogues et des opérations lorsque celles-ci dépassent les simples mesures hygiéniques ou morales, constituerait de graves dangers.

Il y a sans doute des gens qui pensent qu’il faut tout de même appliquer le remède « surtout quand le cas est désespéré ». Mais pourquoi donc ça ? Prenons les maladies ou crises aiguës des différents organes humains, et supposons qu’à cause d’un trouble soudain, d’un accident ou d’une infection d’un de ces organes, la vie d’un être se trouve gravement et immédiatement en danger. Bornons-nous à des mesures hygiéniques et laissons la nature faire son œuvre. Si nous nous livrions ensuite à une statistique pour une période déterminée, au sujet de ces cas critiques, nous trouverions je crois sans exagération, que la nature a fait grâce, sinon pour toujours du moins provisoirement, environ à la moitié de ces crises. Cela veut dire que dans les cas les plus graves, la nature nous donne une probabilité de 50% de salut. Mais si nous avions appelé le médecin, avec ses moyens d’action, quelle serait son opinion ? Des remèdes insignifiants ne pourraient pas changer grand-chose à la situation ; mais les opérations graves, qui, appliquées même à des gens sains, seraient considérées comme dangereuses, laisseraient-elles ici une chance de salut plus grande ? Je crois plutôt que le médecin, à cause de la gravité des cas, donnerait un chiffre bien plus bas, pour pouvoir dire, après le malheur, que le malade était déjà perdu et que sans lui, il eût même succombé avant l’opération. Il ne lui resterait plus, en ce cas, que recueillir la reconnaissance de la famille pour son dévouement ; car les médecins sont comme les grands financiers, ils gagnent à la hausse et à la baisse. Mais arrêtons-nous au chiffre maximum de 50% que peut permettre le docteur. Les gens naïfs s’écrieront : mais c’est parfait, une probabilité de 50% de la part de la nature, et une probabilité de 50% de la part du médecin, cela fait 100% donc la guérison est assurée. Cependant les lois rigoureuses des mathématiques nous avertissent que la résultante de deux probabilités dépendantes est un produit et non pas une somme. De sorte que dans un cas grave où vous avez encore pour un malade une chance de salut de 50%, dès que vous appelez le médecin avec ses instruments chirurgicaux ou ses injections énergiques, il ne vous restera plus qu’une probabilité d’à peine 25% pour arracher votre malade des griffes de la mort. C’est pour cela que les médecins vraiment consciencieux refusent les opérations graves quand ils voient que la situation du malade est dangereuse.

La question est tout autre devant une maladie qui est mortelle presque 100% et dont le remède trouvé est salutaire presque 100%. Dans ce cas on ne se trouve plus dans les probabilités, mais devant deux certitudes à combiner de manière à obtenir un produit qui contient un facteur éliminable. Cette situation est comparable à certains dérivés mathématiques, dont les vraies valeurs ne se trouvent qu’après l’élimination des facteurs qui les annulent, ou les rendent indéterminés.

Un médecin dont les articles sont très sérieux, le docteur Bouquet, affirmait dans « Le Temps », que la médecine ne possède pas des moyens réellement curatifs dans beaucoup de maladies infectieuses, son rôle se bornant seulement à soulager, ou à surveiller pour empêcher des complications, mais que, par contre, la nature guérissait rarement la diphtérie sans le concours des médecins. 

Les grandes opérations médicales sont particulièrement condamnables quand elles viennent s’ajouter à des opérations déjà en cours, car dans le cas des complications ou des accidents mortels, il devient impossible de distinguer clairement à laquelle des deux opérations sont dus ces accidents. Je prends, par exemple, mon cas. Me trouvant sous l’influence de l’électricité et de l’hypnotisme depuis mon internement, et même plus avant à mon avis, dans une situation dont le degré de gravité m’échappe, si l’on y ajoutait encore d’autres opérations plus ou moins dangereuses, sous prétexte de soigner mon sang, et si je succombais au milieu de ces deux genres d’opérations, comment pourrait-on éclaircir la cause véritable de ma mort ?