Ikevorkian

Vous trouverez peut-être que je donne trop grande importance à ma vie personnelle au point de vouloir être importun au sujet de ma santé ; mais vous vous trompez fort. Je sais parfaitement qu’à une époque où les intérêts des masses, les sentiments nationaux et les idées sociales se heurtent avec une telle violence, que des millions de gens sont broyés sans qu’on trouve cela particulièrement étrange, la vie des humbles individus comme moi, pour ainsi dire, ne compte pas. Mais il y a d’autres considérations qui me poussent à agir.

Je me dis tout d’abord que tout en étant un atome insignifiant dans le monde, j’ai cependant, en tant qu’être humain, autant de droit que mon voisin Martin. Et comme je sais que mon voisin donne plus d’importance à ses affaires personnelles qu’aux batailles de la Chine, il n’y a pas de raison pour que je ne fasse pas de mon côté des efforts pour améliorer mon propre sort, quel que puisse être le sort des peuples autour de moi.

En outre, je me souviens des paroles de mon cher professeur de Constantinople, Réthéos Berberian, éminent écrivain, philosophe éclectique, disciple de Victor Cousin, qui, comme celui-ci, se faisait partout l’apôtre du vrai, du beau et du bien. Il affirmait qu’il n’y a pas, ici-bas, d’être humain absolument inutile ; le plus malheureux peut encore trouver un autre être plus malheureux que lui, auquel il apportera son secours et ses consolations. L’homme a des devoirs à remplir jusqu’à son dernier souffle, c’est pourquoi le suicide est condamnable comme une désertion à l’égard de ses devoirs.

La vie comporte malgré tout quelques agréments tant qu’il y a possibilité de vivre en liberté et en égalité au milieu de tout le monde. Les injustices du sort ne nous accablent pas, ce sont les injustices humaines qui sont difficiles à supporter. J’ai lu jadis un livre, écrit par un mutilé, un amputé des deux jambes et des deux bras. La patience, disait-il, est mon nouveau métier ; la vie est belle et cela vaut la peine qu’on s’y accroche. Je ne dirais pas, moi, que la vie est belle, mais j’affirme qu’un homme qui a une certaine instruction et dont le cœur n’est pas rongé par les méchancetés, peut toujours y trouver quelques gaités, malgré toutes les souffrances, comme le montre Tolstoï dans une jolie fable : L’Écureuil et le loup. Enfin, il y a la nature avec ses ressources inépuisables de joies et d’émotions :

Quand tout change pour toi, la nature est la même,

Et le même soleil se lève tous les jours.

Cette même nature enivre jusqu’à la petite mendiante qui, au milieu de sa propre faim et des misères des siens, mêle ses chants à ses pleurs :

C’est pour moi que je chante et pour eux que je pleure.

Avec toutes ces considérations, j’ai droit, je crois, d’attendre que mes jours finissent paisiblement, selon les lois de la nature, au lieu de trouver une mort lamentable, je ne sais dans quel coin, par la méchanceté ou la sottise des gens.

Mais il y a encore autre chose. Cette question ne me concerne pas uniquement, c’est une question sociale de plus haute importance. Hypnotisme et chirurgie ; l’un caché l’autre visible. Si on laissait ces deux phénomènes se développer en dépendance intime, dépendance qui resterait toujours ignorée par le public, on arriverait à la fin à des résultats désastreux. On pourrait prendre quelqu’un en cachette dans les filets de l’hypnotisme électrique et l’envoyer ensuite subir une opération quelconque dans un hôpital, pour une affection réelle ou imaginaire. Le patient y succomberait, pour ainsi dire, électrocuté, et l’on accuserait l’opération médicale, pour incriminer ensuite l’opérateur. Chose d’ailleurs inutile, les médecins jouissant de l’immunité professionnelle. Il y a même peut-être, des cas où l’opération chirurgicale serait jugée comme parfaitement superflue.

Mais il est fou, crierez-vous, est-il possible ce qu’il raconte là ? 

Je dis qu’il y a deux sortes de fous dans le monde : ceux qui connaissent les faits et veulent les démontrer aux autres, et ceux qui ne les connaissent pas et ne veulent rien croire. Quant à la troisième catégorie de gens, qui font semblant de ne pas connaître les faits tout en les connaissant, ils échappent à la classification et je ne sais pas comment les nommer. Je voudrais cependant parler avec modération à l’intention de ceux qui, eux aussi me critiquant avec modération, exprimeraient leur doute et me diraient même en latin, pour donner plus de force à leur dialectique : demonstrandum est.

Voici ce que je dirais :

Je crois, dans mon simple jugement, que ce qu’on a fait à moi, on peut le faire aussi à un autre, car je ne suis pas un être exceptionnel dans ce monde. Or, je sais, par mon expérience, qu’on peut m’endormir par des moyens électriques, comme on le fait pour tous les malades des asiles, me donner des rêves effrayants ou des cauchemars, du cinéma artificiel aussi régulier que les cinémas ordinaires, me jeter dans le délire réel ou en imitation, dans l’engourdissement profond, peut-être même dans le coma. Si l’on augmente la tension électronique d’une manière démesurée, j’aurai des angoisses qui m’étoufferont, il me semblera que j’ai le cœur qui va éclater et la tête qui va se fendre. C’est à des moments pareils que les gens trop communs songent à commettre des crimes, et les gens bien élevés à sauter par la fenêtre, ou à ouvrir le robinet de gaz. Mais si, par contre, on supprimait d’un seul coup et complètement la communication, il ne faudrait peut-être que quelques heures tout au plus pour que je rende le dernier souffle, comme on me l’annonce souvent. Quant au docteur Paul, le médecin légiste, quelqu’un lui dirait sans doute dans l’autobus, s’il fallait conclure à une hémorragie cérébrale ou à une embolie du cœur ; car enfin, il faut conclure à quelque chose.

Quand on veut avoir la démonstration des faits, on n’a qu’à marcher méthodiquement du connu vers l’inconnu ; les lois mathématiques nous montrent comment on peut trouver la valeur de x dans deux rapports égaux, dont les trois termes sont connus. Mais si on foule aux pieds délibérément, et les numérateurs et les dénominateurs, on n’arriverait naturellement à rien de clair. 

Vous ne voulez pas avouer que je suis sous l’influence de vos installations électriques, et vous me demandez en même temps des explications ? C’est plus que ridicule.