Ayant pris la résolution de me faire interner comme fou, vous vous êtes assuré pour cela, Monsieur Boyer, le concours de deux institutions redoutables. Le service de l’électricité à distance et le service de la sûreté générale. Vous vous êtes mis ensuite à étudier les moyens pratiques, pour mettre à exécution votre projet. À la fin de 1927, vous me proposâtes de m’envoyer pendant quelques temps dans un hôpital, parce que je m’étais fait examiner par le Dr Guillain (qui m’avait déjà soigné en 1925) à cause d’une fatigue physique dont je ne soupçonnais pas l’origine. Je refusai la proposition parce que je ne me sentais pas assez malade pour quitter mon emploi. Vous vous êtes alors décidé à agir seul. Dès 1928, vous avez rendu visite au Dr de Clérambault, à l’Infirmerie Spéciale du dépôt, pour étudier les conditions d’internement des aliénés. Puis vous avez invité ce même docteur dans votre salon, à une réception de thé que vous donniez en mars 1928, à laquelle j’avais été moi-même invité. Le docteur me raconta qu’il était un ancien élève de l’École des Langues orientales, lié à ce titre avec vous. Il me dit avoir reçu spécialement votre visite et il m’invita à rendre une visite pareille ; mais je n’ai pas donné suite à son désir, parce que je soupçonnais déjà une machination. Le Dr de Clérambault fut invité une seconde fois à une autre de vos réceptions, à laquelle j’étais encore. Il s’approcha de moi et me dit : « Cher ami, qu’est-ce que vous préparez en ce moment, car je sais que vous êtes un bon travailleur ».
Ces paroles m’étonnèrent, car je connaissais à peine le docteur, ne l’ayant vu qu’une seule fois dans les mêmes salons. Comme ces jours-là j’étais en train de préparer un memento de la grammaire souscrite, un travail de fantaisie plutôt, j’ai soupçonné que c’était M. Martin, un ancien de vos élèves, qui avait parlé à l’aliéniste à mon sujet. Je connaissais M. Martin, qui était venu deux fois chez moi pour une traduction demandée par le ministère de la Marine (quelques années plus tard, j’étais dans l’asile, quand j’ai lu dans les journaux que le professeur Martin -je ne sais pas pourquoi on l’appelait professeur- était impliqué dans une affaire d’espionnage ; mais je crois qu’on fut injuste envers lui ; je le considère comme incapable de trahir sa patrie. Je sais aujourd’hui que vous-même et le docteur de Clérambault aviez d’autres moyens d’information. Comme on m’avait hypnotisé depuis deux ans, mes moindres gestes, mes moindres paroles, et même mes pensées les plus insignifiantes, étaient à la merci des médecins. Cependant je sais aussi que vous aviez des ambitions de former des agents français en Russie.).
Comme ces événements créaient en moi une méfiance envers les gens, je ne suis pas allé à la dernière réception que vous avez donnée, comme je n’étais pas allé non plus (étant grippé) au banquet annuel de l’école. Quand le docteur de Clérambault donna une conférence à l’École des Langues orientales, je ne voulus pas davantage y assister. Et lorsqu’en mars 1930, vous m’invitâtes encore à l’une de ces réceptions, je n’y allais pas, justement à cause des ennuis que vous me créiez.
Ces faits montrent clairement qu’après l’incident, le docteur de Clérambault n’avait pas le droit de m’examiner mentalement, car les dispositions de l’article 8 de la loi sur les aliénés excluent formellement la participation des médecins suspects à un tel examen : « Le certificat ne pourra être admis si le médecin signataire est parent ou ami, au second degré inclusivement, des chefs ou propriétaires de l’établissement ou de la personne qui fera effectuer le placement. »
Le docteur de Clérambault était votre allié, aux multiples degrés, non pas par le sang, mais par des liens politiques ; par conséquent sa signature, dans mon cas, est dépourvue de toute valeur aux yeux de la loi.
D’ailleurs, ce furent ces mêmes liens politiques qui causèrent sa mort en 1934. Le 20 novembre de cette année-là, les journaux annoncèrent que le docteur de Clérambault venait de se suicider. Ma conviction est qu’on l’assassina pour éviter des révélations, car juste à ce moment-là il y avait une enquête serrée concernant mon affaire. On a dit qu’il avait laissé une longue lettre avant de mourir, mais on n’a pas publié cette lettre et on n’a pas voulu faire la lumière au sujet de sa mort, comme on n’a pas voulu faire la lumière au sujet de tant d’assassinats politiques qui étranglèrent la France dans l’espace de vingt ans, et firent beaucoup de mal au bon renom de ce pays.
À côté de ces préparatifs nets de me faire interner comme aliéné, il est assez difficile d’expliquer certaines propositions qu’on me faisait indirectement, propositions concernant une nouvelle situation qu’on voulait me montrer comme très avantageuse. On avait par exemple l’intention de me marier avec une employée de l’École des Langues. Comme c’est contraire à la bonne éducation d’un homme de mettre en cause une jeune fille qui n’est pour rien dans ces combinaisons compliquées, je n’insiste pas sur ce point. Cette jeune fille avait appris le russe comme moi, dans votre classe, et travaillait ensuite dans le secrétariat. Intelligente et honnête, elle aurait sans doute pu faire une épouse souhaitable. Mais il fallait du moins qu’un pareil projet s’accomplit, sans l’intervention de la police et du service des aliénés. C’est un étrange procédé de vouloir marier un employé, tout en envoyant quelqu’un crier derrière lui « fumier ». Mais le plus singulier est que, ma santé étant physiquement compromise à cause des opérations électriques à distance auxquelles j’étais livré à mon insu, dès cette époque, un mariage eût pu me servir peut-être, qu’à une mort prématurée inévitable. En ce cas, me marier eût signifié tout simplement de déménager à l’École des Langues orientales tout ce que je possédais, pour attendre ensuite qu’on m’enterrât, ou qu’on m’internât.
Quoiqu’il en soit, n’ayant reçu aucune allusion directe sur cette question, je ne pouvais en souffler mot et cependant, je n’ai pas inventé la question, comme je n’ai inventé rien de tout ce que je raconte.
Comme j’ai montré beaucoup de réserve sur la question de l’incident, la police s’est livrée à des imaginations extravagantes, auxquelles rien n’autorise. Mes affirmations sont très simples : Comme vous me forciez de quitter mon emploi par des considérations politiques, vous vouliez me forcer également d’accepter un autre genre de travail, dont tous les mystères ne sont pas dévoilés, et ce mariage projeté ne pouvait être qu’un accessoire, dans les nouvelles conditions politiques dans lesquelles je me serais trouvé engagé. Cependant les méthodes que vous avez adoptées pour la réalisation de vos projets, ne pouvaient aboutir qu’à une catastrophe, comme cela arriva en réalité.
Des mariages de ce genre sont nombreux dans le monde politique. La sœur de M. Eden est mariée avec un Allemand ; le chef soviétique en Arménie, qui fut assassiné à Tiflis, avait pour femme une Juive ; un ministre roumain marié avec une Française. Je pourrais multiplier les exemples. Ce qui est certain, c’est que ces liaisons compliquées engendrent tôt ou tard l’esclavage, la trahison ou la mort.
Si vous aviez étudié mon caractère, Monsieur Boyer, pendant les longues années que j’ai passées à l’École des Langues orientales, vous auriez pu constater que je tiens avant tout à ma liberté et à mon honneur ; j’ai un profond respect envers mes chefs, mais je demande aussi qu’on m’estime sincèrement ; les fortunes des autres ne me tentent pas, mais je tiens à réclamer le prix modeste de mon travail, je suis fidèle au pays que je sers, je souhaite cependant son entière protection pour ma personne et mes biens. Au besoin je puis travailler pour rien, si l’on fait appel à mes devoirs patriotiques ou à mes sentiments humanitaires, mais si l’on m’exploite, je proteste et si l’on me menace ou l’on m’opprime, je me révolte. Monsieur Boyer, bon professeur de russe mais mauvais psychologue, pour connaître les hommes, et dépourvu de tout principe moral, vous n’avez pu comprendre mon caractère simple, et avez créé de toutes pièces mes malheurs.