Ikevorkian

Le 29 avril 1930, après l’incident, on me conduisit au commissariat de Saint-Thomas-d’Aquin, où arrivèrent bientôt un policier supérieur, ainsi que vous-même. J’ignore le nom de ce policier, mais c’était un de vos amis, comme il l’a dit lui-même. C’est à ce titre qu’il obéit à votre suggestion pour m’envoyer à l’Infirmerie spéciale du dépôt. Sans lui, au commissariat, on n’aurait pas pris une telle décision, car même ce jour-là, où je me trouvais sous l’influence d’une extrême émotion causée par l’incident, il n’y avait rien en moi qu’on put prendre pour un signe de folie. Au contraire, le fonctionnaire qui m’interrogea était convaincu, après mes explications, que j’étais victime d’une provocation. Par conséquent, le haut policier qui me fit embarquer dans la nef de Charon, prit une décision illégale, due à son amitié envers vous, acte expressément défendu par la loi. Ce n’était pas M. Chiappe, ni M. Vétel, deux personnes qui avaient seules, qualités de prendre une décision provisoire de ce genre. C’était un homme blond, jeune encore, 45 ans environ, avec une rosette d’officier de la légion d’honneur à sa boutonnière. Si j’avais pu connaître son nom, peut-être que la justice eût pu m’être rendue.

Après mon envoi à l’Infirmerie spéciale, le commissaire du quartier Saint-Thomas-d’Aquin avait cru, tout de même, de son devoir de déposer contre moi une plainte en vue d’une action devant la justice.

On a vu jusqu’ici que toutes les circonstances de mon internement, toutes les préparations antérieures à l’incident du 29 avril 1930, sont illégales et s’opposent aux dispositions claires de l’article 8 de la loi sur les aliénés. Mais puisqu’il y a eu un scandale, cet autre article 18 de cette loi entre en jeu, que je dois étudier ici. Cela concerne les placements d’office.

Article 18 : « À Paris, le préfet de Police et dans les départements les préfets ordonnent d’office le placement dans un établissement d’aliénés de toute personne interdite ou non interdite, dont l’état d’aliénation compromettrait l’ordre public ou la sûreté des personnes. Les ordres des préfets seront motivés et devront énoncer les circonstances qui les auront rendus nécessaires. Ces ordres, ainsi que ceux qui seront donnés conformément aux articles 19, 20, 21 et 23, seront inscrits sur un registre semblable à celui qui est prescrit par l’article 12 ci-dessus, dont toutes les dispositions sont applicables aux individus placés d’office. »

Le sens de l’article 18 est fort clair. Pour que ces dispositions eussent pu s’appliquer à mon cas, il eût fallu que, par l’état de mon aliénation mentale, j’eusse compromis « l’ordre public et la sûreté des personnes ». En d’autres termes, il eût fallu que ce fut moi le responsable ou, si vous préférez, « l’irresponsable » de l’incident survenu à l’école. 

Comme on a fait écrire dans un journal obscur (car aucun des grands quotidiens n’a relaté l’incident), je fus donc subitement devenu fou et je vous attaquai, vous, mon chef, sans raison ni motif compréhensibles. 

Mais alors, que deviennent tous les faits que je viens de raconter jusqu’ici ? Je dois même dire que je n’ai raconté qu’une faible partie des souffrances que j’ai endurées.

Monsieur Boyer ne s’occupe donc pas de la politique ? Il n’a pas donc préparé mon internement ? Il n’a donc pas concerté préalablement avec le docteur de Clérambault ? L’électrisation à distance est donc une invention de mon cerveau fou ? La police ne m’a donc pas persécuté ? Vous n’avez pas donc organisé le désordre dans l’école ? On n’a donc jamais eu l’intention de voler et on n’a jamais volé mes appointements ? Inutile de continuer ces questions, car si l’on est spécialement mal intentionné, on pourrait même nier l’existence du soleil. Mais je dis encore une fois, nier ne sert à rien puisque les faits sont là.

« La question arménienne n’existe plus », déclarait Talaat pacha le 31 août 1915, après que les déportations furent terminées, parachevant l’ambition du Sultan Abdul Hamid : « La seule façon de se débarrasser de la Question arménienne est de se débarrasser des Arméniens. » Le 22 août 1939 Hitler rassurait ses officiers, avant d’envahir la Pologne : « Après tout, qui se souvient encore aujourd’hui du massacre des Arméniens ? » 

À la fin, quand la paix fut venue et l’Empire vaincu, les bourreaux s’enfuirent de Turquie. Ils furent jugés par contumace, par les cours martiales ottomanes en 1919, mais l’un après l’autre, ils furent assassinés par les membres de l’opération Némésis. Djemal pacha tomba à Tiflis, le 22 juillet 1922, sous les balles d’Artaches Kevorkian. On a longtemps nuancé le rôle de Djemal pacha. Commandant en chef de la IVe armée en Syrie, éloigné du théâtre des déportations, il n’avait peut-être pas été l’un des commanditaires mais il n’ignorait rien des exterminations et il n’a rien fait pour les empêcher. S’il a sauvé des Arméniens, c’est au service de ses ambitions personnelles. Il s’est rendu complice de leur anéantissement. Il n’a pas hésité à les rendre coupables et traîtres en lieu et place des véritables coupables et traîtres. Les Arabes, plus que les Arméniens, entravaient ses desseins ; il lui fallait turquifier les Arméniens pour rendre son territoire homogène et combattre les Arabes.

Qu’est-ce que cela change au fond ?

« L’homme a presque continuellement besoin du secours de ses semblables, et c’est en vain qu’il l’attendrait de leur seule bienveillance. Il sera bien sûr de réussir s’il s’adresse à leur intérêt personnel ou s’il leur persuade que leur propre avantage leur commande de faire ce qu’il souhaite d’eux. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage », écrivait Adam Smith. Je ne doute pas que vous approuviez cette éloquence, Monsieur Boyer.

Mais je me suis égaré. 

C’est à ce moment-là, que « L’Oublié », le roman de Pierre Benoît fut publié. Après La France, cet auteur qui avait pourtant reçu un prix de la Société des Gens De Lettres, trahit l’Arménie et le peuple dont je suis issu. 

Cet écrivain que je considérais parmi les meilleurs de l’époque, était parvenu à m’anéantir.

Dans son roman, on suit le brigadier Pinderès en 1919, dont l’escadron a pour mission de protéger les Arméniens « qui se plaignaient d’être massacrés » ; « Nous étions en ce moment à Salonique, sur le point de rentrer en France. Ce départ pour l’Arménie ne me disait rien qui vaille. » ; Pinderès proteste, est remis à sa place, se rend en Arménie où, avant de s’égarer et de devenir « l’oublié », il découvre que « les assassinés sont des Turcs et les assassins sont des Arméniens » ; Or « nous n’avons d’ordre que pour les assassiné arméniens contre des assassins turcs ». Comment M. Benoît a-t-il pu sortir du sillage ordinaire de l’esprit humain pour devenir « l’ami des massacreurs » ?