Ikevorkian

Pour en revenir aux grandes administrations, les choses y boitent plus ou moins selon les circonstances. Il arrive parfois que tout marche comme sur des roulettes quand un grand personnage s’y mêle en votre faveur ; mais sans appui et sans force, vous pouvez continuer vos démarches. Un obstacle se dresse toujours devant vous, une formalité à laquelle on s’attache comme à une loi immuable, de sorte qu’à la fin vous êtes obligé de reconnaître que c’est surtout le sentiment de la justice qui y fait défaut. Vous voulez vous débattre ? Porter vos réclamations devant le plus grand chef de l’institution ou l’un de ses aides ? La chose n’est pas tout à fait impossible, car en France, même les plus modestes et effacés, avec un peu de tact et d’insistance, peuvent obtenir quelques minutes de conversation avec un gros bonnet de l’État.

Supposons que vous êtes reçus par un personnage de ce genre, qui peut donner solution à votre affaire, s’il le veut. C’est un homme qui a des manières polies, mais vous devez faire bien attention de ne pas gratter beaucoup le Russe, de peur de voir apparaître le Tatar. Vous expliquez votre cas en quelques mots. Il vous regarde un instant et vous juge dans son esprit ; il voit que, s’il soutient votre cause, il sera obligé de mécontenter tel ou tel personnage haut placé ; et puis vous réclamez contre l’État, mais l’État n’a pas beaucoup de sympathie pour les hauts fonctionnaires qui veulent le faire payer. Vous voudriez soutenir que vous avez des droits, mais c’est la chose à laquelle il tient le moins. Enfin il se montre bienveillant envers vous et veut vous démontrer, en quelques mots, que vos réclamations ne sont pas fondées. Il vous dit presque mot à mot ceci : A=B, C=D, donc D=A, vous voyez bien que vous n’avez pas raison. Mais si vous lui faites remarquer timidement que ce raisonnement n’est pas tout à fait impeccable, alors il se fâche, comme si vous aviez mis sa patience à bout. Il faut bien comprendre ce qu’on vous dit, la langue française a des temps et des modes ; il y a le présent, l’imparfait et le conditionnel passé deuxième forme. Ayant terminé ainsi il se retire. La secrétaire s’adresse à son tour à sa voisine : 

« – Comment se fait-il qu’on rencontre des gens intraitables à ce point ? 

– On reçoit en France tout le monde, alors ce n’est plus étonnant. » 

Après cela, vous n’avez qu’à prendre l’escalier, car si vous attendez encore une minute, on pourra appeler un agent et vous faire arrêter.

C’est une conversation imaginaire, direz-vous ; mais les réelles ne diffèrent pas beaucoup de celles-ci. Je l’ai appris à mes dépens. 

En ce 8 janvier 1911, c’est la réforme de l’École des Langues orientales que vous allez défendre. À M. le Ministre de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts, vous écrivez une démonstration implacable au sujet des chaires magistrales, dont la chaire d’arménien, vacante depuis le 16 janvier 1906, du fait de la démission de M. Antoine Meillet. Une situation « non pas anormale mais quelque peu insolite » dites-vous, expliquant que « si cette situation même n’avait son explication dans un vœu unanimement émis, sur la proposition de mon éminent prédécesseur, M. Barbier de Meynard par le Conseil de perfectionnement de l’école, en sa séance du 9 février 1906, vœu dont la teneur suit : Que la chaire de langue arménienne soit transformée en cours complémentaire. » 

Vous poursuivez : « Les raisons invoquées par M. Barbier de Meynard à l’appui de la transformation de la chaire magistrale d’arménien en cours complémentaire avaient un caractère plutôt absolu que conditionnel : M. Barbier de Meynard estime que si le cours d’arménien, l’un des plus anciens de l’École, mérite d’y être maintenu, il importe du moins de ne point lui conserver une place qui n’est plus en rapport avec son importance pratique, alors que des enseignements dont l’utilité est évidente resteraient insuffisamment pourvus. Et M. Clermont-Ganneau, plus décisif encore : L’arménien n’étant pas une langue internationale, il serait préférable que cette langue fît l’objet d’un enseignement historique et linguistique à l’École des Hautes-Études plutôt que d’un enseignement pratique à l’École des Langues orientales. »

« La question du cours d’arménien de l’École des Langues orientales n’est sans doute pas aussi simple qu’elle était apparue de prime abord, au Conseil de perfectionnement, admettez-vous. Sans être l’un des trois cours qui, dès l’ouverture de notre maison, en mars 1795, furent constitués en corps d’enseignement, le cours d’arménien est pourtant, ainsi que M. Barbier de Meynard le constatait justement dans les déclarations ci-dessus rapportées, l’un des plus anciens de l’École : il a été fondé le 27 février 1812. »

Vous rappelez que « La chaire d’arménien était à la fois une chaire politique et une chaire de sentiment. » Un point qui mérite prudence quant à « l’opportunité qu’il peut y avoir, du point de vue de nos relations extérieures, à provoquer la création ou la suppression de telle ou telle chaire » et « le fâcheux retentissement qu’aurait, dans tous les pays du Levant où les Arméniens vivent en colonies compactes et trop souvent persécutées, je ne dis pas la suppression du cours magistral d’arménien, mais même la transformation de ce cours magistral en un cours complémentaire. » 

« Ni suppression ni transformation qui pourraient, en ce moment surtout, blesser le sentiment national des Arméniens, suggérez-vous au ministre, mais, le principe même de l’enseignement magistral de l’arménien étant sauf, et la chaire n’étant point déclarée officiellement vacante, qu’un chargé de cours soit délégué pour assurer cet enseignement. En d’autres termes, justification et maintien du statu quo, conformément à des précédents qui ne sont nullement rares dans l’histoire de l’École des Langues orientales. » 

Puis vous exposez des chiffres de recrutement pour parfaire votre raisonnement et l’absence de titulaire : « M. Antoine. Meillet, professeur au Collège de France, demeurant hors de question, se recommande assez par son savoir, ses travaux et ses aptitudes à l’enseignement pour mériter l’honneur de la titularisation. » Quant à M. Frédéric Macler, vous écrivez : « Science mieux que suffisante, aptitudes pédagogiques médiocres. M. Macler a été chargé, cet été même, d’une mission scientifique en Arménie. J’espère que son séjour de trois mois dans le pays même dont il enseigne la langue lui permettra de donner à son enseignement plus de vie et de couleur ; Obstinément fidèle à la méthode surannée de traduction par le mot-à-mot strict, ne faisant aucune part à la pratique de la langue vivante.  M. Macler, de par son impéritie pédagogique, me paraît compromettre l’existence même de l’enseignement dont il est chargé. » 

« Exception ne pourrait être faite qu’en faveur de M. Reby, plusieurs fois chargé de missions au Caucase, et sachant excellemment et l’arménien et le géorgien ; mais M. Reby n’a encore rien publié, ou du moins peu de chose ; d’autre part il n’a pas fait de stage dans l’enseignement public. » 

« Le maintien d’un statu quo d’ailleurs conforme à de nombreux précédents apparaît comme la meilleure sauvegarde des droits de l’avenir » concluez-vous.

« La France a conservé, dans les pays du Levant, tout son prestige moral : il ne faut pas que, dans ces pays, l’on puisse dire que la France abandonne quoi que ce soit des devoirs désintéressés de protection, de civilisation, de science ou d’enseignement que l’histoire même lui a conférés. »

C’est pourtant ce que la France va commettre à l’égard des Arméniens, en signant l’accord d’Ankara et ce que vous-mêmes allez fomenter à mon égard, Monsieur Boyer, soucieux de me remplacer par un Turc.  

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