Après avoir exercé ses fonctions pendant quelques années à l’École des Langues orientales, M. Deny était reparti en Égypte, où il resta plusieurs années. Son remplaçant fut cette fois-ci un Russe, M. Minorski. C’était un homme étranger à l’enseignement, et ses connaissances de la langue turque étaient superficielles. Mais il avait été, paraît-il, au service de la France en Orient, et avait ses attaches au ministère des Affaires étrangères à Paris. Il était encore à l’école en 1930, quand il m’arriva ce regrettable incident avec vous, Monsieur Boyer, dont je retarde le moment d’en parler, tant ce souvenir est encore douloureux, et il est certain qu’il joua un rôle dans ce qui s’ensuivit.
Après ce long espace de temps de seize ans, que j’ai passé dans cette institution, j’avais fini par acquérir la certitude qu’il était vain d’espérer pour moi un avancement dans mes fonctions, ou même une amélioration de ma situation matérielle au moyen de travaux supplémentaires. Le mérite personnel, tout seul, est insuffisant pour une pareille amélioration. Mon exemple montre bien qu’en France on ne méprise pas le travail des intellectuels étrangers ou d’origine étrangère, au besoin même on le cherche et on s’en félicite, mais à condition que ce travail soit accompli en échange de rien ou presque, quand le travailleur est dépourvu de tout appui politique. Je n’ai pas encore rencontré un étranger possédant un poste bien rétribué dans l’Administration française.
Je ne trouve pas inutile de mentionner aussi un autre travail que j’ai eu, à un moment donné, dans une autre administration. C’était après la guerre, un employé du ministère des Affaires étrangères était venu à l’École des Langues orientales pour demander si on ne connaissait pas quelqu’un qui eut pu s’occuper de la rédaction d’un bulletin mensuel résumant la presse turque. Vous m’aviez indiqué, Monsieur Boyer. Au ministère on me montra le travail que je devais accomplir. On me donna un paquet de deux-cents journaux environ, comprenant les numéros d’un mois des principaux quotidiens de la Turquie, ceux de Constantinople et ceux des provinces, ramassés par l’Ambassade et les Consulats français, parfois intégralement, souvent en résumé, les ranger sous différentes rubriques comme on fait pour un journal, et faire paraître chaque mois un bulletin de la presse turque d’une dizaine de pages, après avoir corrigé les épreuves. On payait pour cela, je ne sais plus deux-cents ou deux-cent-cinquante francs. J’ai fait ce travail pendant plusieurs mois, en allant chercher au fur et à mesure mes paquets de journaux, au ministère des Affaires étrangères.
Il paraît qu’on trouvait mon travail tout à fait satisfaisant, même aux dires de M. Cain, le fonctionnaire qui était chargé de s’en occuper. M. Poincaré, qui était à ce moment-là président du Conseil, s’intéressait particulièrement à ce bulletin. Après plusieurs mois, j’ai réfléchi à la fin, que cette énorme tâche qui occupait toutes mes soirées, si je devais l’accomplir pour avoir les deux-cents francs qui ne me servaient pas à grand-chose, cela ne valait pas la peine, mais si je devais travailler pour rendre service au Gouvernement, le service que j’avais rendu pendant huit ans, était bien insuffisant ; et j’ai informé un beau jour M. Cain que je donnais ma démission. L’heure des aveux est venue et la vérité était autre, qui dictait cette décision autoritaire. J’effectuais ce travail à la manière d’un bureaucrate zélé, tel le préfet sanguinaire de l’Organisation Spéciale du Comité central du parti Union et Progrès nommé à Alep, Mustapha Abdulhalik, dans un silence assourdissant, et quelque chose d’innommable, me mettait à feu et à sang à l’intérieur de moi. J’étais assujetti, trop commotionné pour réagir. La douleur galope à cheval, le remède se traîne à pied, dit le dicton arménien.
En tout cas, cette anecdote et bien d’autres encore, montrent clairement qu’un intellectuel étranger qui n’a que le mérite personnel, ne peut trouver tout au plus qu’un travail noir pour un morceau de pain. J’ai appris, des années plus tard, que M. Julien Cain avait été nommé directeur de la Bibliothèque nationale. Dans le service de la presse, au ministère des Affaires étrangères où je l’avais connu, les fonctions qu’il occupait ne me paraissaient pas très importantes. Mais il était en étroite relation avec vous, Monsieur Boyer, qui le poussâtes probablement à monter. J’avais même lu dans « Le Temps » du 27 novembre 1938, que le président de la République l’avait reçu pour lui remettre les insignes de grand officier de la Légion d’honneur. Mais était-ce bien lui, n’y avait-il pas le malentendu d’une homonymie ? Je me suis toujours demandé quel grand service avait-il bien pu rendre à la France pour monter si vite et si haut ? Car de pareilles distinctions ne s’obtiennent pas sans mérites correspondants. Question inutile me direz-vous. Ce directeur savait sans doute rendre service à ses maîtres, car l’ennui qui m’est arrivé montre, en miniature, ce qui pouvait arriver dans les cercles bien hauts.
Je sais que c’est choquant ce que je viens de raconter, mais toute mon histoire est choquante, d’un bout à l’autre tout n’est que silence et propagande.