Et puis, il y a la question du travail et de la propagande. Les pauvres, je veux dire les masses, ont aussi leurs soucis. La question du travail est une question très épineuse ; elle est aussi sans issue. Quand un être humain sans ressources vit dans un pays par le consentement même du Gouvernement, il faut qu’il puisse y travailler pour gagner sa vie, ou bien il faut qu’on l’envoie dans le pays d’où il est venu. Ne faisant ni l’un ni l’autre, on risque de déformer le caractère moral de ces immigrés, car la faim est mauvaise conseillère. En tout cas, ils deviennent, même sans le vouloir, d’habiles propagandistes contre la France. Un ouvrier arménien que vous chassez de Renault, écrira à son compatriote à Buenos-Aires, qu’ici en France les gens meurent de faim, que le Gouvernement est méchant, que les chrétiens sont persécutés et les Turcs respectés ; s’il avait su tout cela, il ne serait pas venu en ce pays, mais qu’il désire le quitter au plus vite si son ami veut bien l’aider pour les frais de voyage ; il les lui rendra dès qu’il commencera à travailler. Son compatriote ayant lu et relu cette lettre, il en écrit une autre de son côté et mettant toutes les deux dans une enveloppe les envoie à New-York, pour demander du secours à l’association des compatriotes de sa ville natale. Le secrétaire de cette association met la question à l’ordre du jour pour être débattue dans la séance prochaine ; la réunion a lieu, les deux lettres sont lues et les discours prononcés ; les opinions s’opposent, les esprits s’échauffent, il y en a même qui prononcent des mots graves à l’adresse de leurs contradicteurs, car ces séances se passent absolument comme les séances de la Chambre à Paris. Enfin, on élit une commission de trois membres pour porter la question dans le journal de tel parti politique pour lequel cette association a de la sympathie, mais sans y être inféodée. Quelques jours après un article paraît sur la situation des Arméniens en France. En plus hauts lieux, le comité national qui fait des efforts désespérés pour sauver de disparition les débris de ce peuple malheureux et qui est justement en train de préparer une démarche auprès du Président Roosevelt, saisit ce document, le commente amplement et le joignant aux autres renseignements qu’il a pu recueillir, rédige enfin un long rapport à peu près dans le sens suivant :
« Nous autres Arméniens, nous sommes les habitants de cet antique pays qui fut le berceau de l’humanité. Dieu y planta le paradis pour le bonheur de l’homme, mais nos premiers ancêtres, Adam et Eve, préférant vivre par leur propre travail dans l’indépendance et la dignité, agirent à leur tête, introduisirent dans le monde la distinction du bien et du mal, et posèrent ainsi la première pierre de la civilisation. Quand le mal augmenta sur la terre, Dieu voulut exterminer l’homme par le déluge, mais l’arche de Noé s’arrêta sur notre montagne Ararat, et assura ainsi la continuation de la race humaine. L’Arménie fut la première nation qui accepta le christianisme comme religion d’État, à une époque où l’Angleterre n’existait pas encore. Nous défendîmes la civilisation chrétienne contre les Perses, les Arabes et les Mongols. Nous volâmes au secours des Croisés pour qu’ils pussent se rendre en pèlerinage au Saint-Sépulcre et pendant la Grande Guerre, nous envoyâmes nos fils, qui avaient échappé aux massacres, sur tous les fronts français, anglais et russes, parce que ces peuples combattaient pour la cause du droit et de la justice. Mais après l’armistice, les alliés vendirent nos droits aux Turcs, à crédit, pour un plat de lentilles. Aujourd’hui, ayant perdu notre patrie, nous sommes dispersés dans les quatre coins du monde. Ceux qui sont en Syrie ont le sort incertain, ceux qui sont en France ne peuvent plus y vivre, c’est pourquoi nous prions la noble nation américaine et son noble président, de vouloir augmenter le contingentement d’immigration aux États-Unis pour le peuple arménien. Nos compatriotes sont travailleurs et économes, intelligents et aptes à la culture occidentale. Loin d’être une charge pour ce pays, ils y seront un élément de prospérité. Dans l’espoir que notre demande sera prise en considération. »
Munie de cette volumineuse argumentation, une délégation se présente à la Maison Blanche, où le deuxième secrétaire la reçoit avec toutes les amabilités possibles, en lui promettant qu’elle pourra recevoir une réponse dans quelques jours. Malgré que la question soit insignifiante pour une si grande nation, après trois ou quatre heures le rapport est connu, dans ses grandes lignes, par tous ceux qui peuvent avoir un mot à dire là-dessus, et le président en possède déjà un résumé ; car dans ce pays de mécanisme rapide, les choses ne traînent pas. L’important ce n’est pas le résultat, mais cela fait une certaine impression sur les âmes chrétiennes et pratiques à la fois, de ces héritiers de Woodrow Wilson. Comme ils savent que dans les documents de ce genre, basés sur les plaintes de simples individus, ils peuvent trouver encore plus de vérités que dans les discours officiels ou dans la radio, ils croient devoir mettre un État-tampon entre leur ardeur pour la défense des idées démocratiques et une participation effective dans une conflagration européenne ; car ils pensent vaguement que si les Français ont été ingrats envers les Arméniens, ils le seront aussi envers les Américains. Lorsqu’à ce moment-là l’Ambassadeur français, sans savoir ce qui s’est passé, arrive plein d’espoir au rendez-vous fixé, pour aborder la question d’une coopération pour une guerre future probable, il y reçoit certaines assurances qui ressemblent plutôt à la formule qui sert à congédier un demandeur d’emploi : On vous écrira. L’Ambassadeur envoie, le soir même, un télégramme chiffré au ministre des Affaires étrangères, en lui certifiant que malgré les apparences il ne faut pas compter sur les États-Unis. C’est alors qu’on aperçoit que la Défense nationale laisse à désirer et on accuse M. Blum d’avoir ruiné le pays. D’où rupture du Front Populaire, impôts nouveaux, augmentation des heures de travail, décrets-lois, grève générale, amnistie…
Qu’est-ce que c’est que cette histoire drôle, direz-vous ? C’est en effet drôle, et je ne prétends nullement que les choses peuvent se passer à la manière fantaisiste que je viens de décrire, mais c’était pour montrer que la propagande réelle, bonne ou mauvaise, se fait toujours par des gens du peuple, peu instruits, qui transmettent leurs impulsions vivement ressenties à leur entourage ou à leurs connaissances, sans mâcher les mots. Un vieux Polonais me racontait jadis, en parlant de Russes ou de Polonais qui quittaient la France : « C’est que ces simples gens étaient sans doute déçus dans l’espoir qu’ils avaient nourri en se mettant en route pour la France ; un bon travail, un peu de gain dans la poche, un retour en bonne santé vers leur lieu de naissance, tout en emportant le regret des camarades de ce pays qui les affectionnaient. »