En 1930, lors d’une conférence du docteur Rohrbach, président de l’Association germano-arménienne, un vieillard de 70 ans, celui-ci proclamait à tous les vents que l’Allemagne aurait eu le plus grand intérêt à libérer le peuple arménien des jougs d’étrangers, en créant une Arménie indépendante. En d’autres termes, il avertissait les Turcs qu’ils ne devaient pas oublier que leurs anciens alliés étaient capables de souffler le froid et le chaud. La France, de son côté, ne manquait pas d’arménophiles qui au besoin, pouvaient parler avec autant d’ardeur que le docteur Rohrbach.
Le docteur Paul Rohrbach avait été l’un des premiers à dévoiler la vérité sur les massacres d’Adana en avril 1909. Pour rédiger son rapport, il s’était rendu en Cilicie constater la situation. En 1913, dans « Le Temps », il recommandait « l’évacuation totale de la nation arménienne ; celle-ci, dispersée du côté de la Mésopotamie, serait remplacée par des Turcs afin de soustraire le pays à toute influence russe, tandis que la Mésopotamie serait peuplée des fermiers dont elle a grand besoin ». L’Allemagne construisait le Bagdadbahn reliant Bagdad à Berlin. Le peuple arménien, habitué au climat désertique, aurait su participer à cette modernisation. En 1914, dans la revue arméno-allemande « Mesrop », il écrivait encore : « Les Arméniens sont, parmi les peuples d’Orient, l’élément de plus actif, tant au point de vue moral et intellectuel qu’au point de vue matériel et industriel. L’Allemagne, comme puissance ayant des intérêts essentiels en Orient, doit s’attirer la sympathie des Arméniens. » C’est cela qui s’est passé mais pour un autre résultat. Les Arméniens constituèrent la main d’œuvre opportune à la réalisation de leurs propres conditions de déportation, à la construction du chemin de fer qui les conduirait à leur mort.
Les deux côtés à la fois se trompaient au sujet des Turcs, d’abord en ce qui concerne leur force réelle, qui tout en ayant une certaine apparence, n’était pas en situation de pouvoir influencer d’une façon décisive le sort de la grande mêlée ; puis en ce qui concerne leurs propres projets, qui ne pouvaient s’accommoder entièrement ni avec ceux des Allemands, ni avec ceux des Français, mais qui étaient favorables, par la force des choses, plutôt aux premiers qu’aux seconds. Dans une conflagration générale, les Turcs ne pouvaient pas rester neutres ; mais avertis par le passé, ils se garderaient de précipiter les choses. Ils savaient très bien que, vainqueur ou vaincu, c’est toujours le bloc français qui les payerait, car on ne peut pas leur permettre la Saxe ou la Bavière. C’est pourquoi ils agiraient avec circonspection, pour réaliser au moment propice leurs projets vers le Sud ou vers le Nord. N’importe comment qu’on tourne la question, la France ne pouvait attendre que du mal du côté des Turcs. Le meilleur espoir réalisé, ne pouvait apporter comme résultat que les malheurs et les misères des petits, encore une fois, sans ajouter quoi que ce soit à la grandeur ou à la prospérité françaises.
Une dernière réflexion n’est peut-être pas superflue au sujet des soucis qui pèsent sur l’humanité entière. Je prie encore une fois le lecteur de ne pas me blâmer de vouloir me mêler de ce qui ne me regarde pas. Hélas ! toutes les choses humaines regardent tous les hommes. Un marchand de marrons se plaignait, avant la guerre, des mauvaises nouvelles de la politique ; si cela continue, disait-il, je vais fermer mon commerce. La question dont je veux dire un mot, est celle du riche et du pauvre, tant entre les individus qu’entre les nations. La querelle qui s’envenime, de jour en jour, entre Martin et Dupont, se réduit essentiellement à ceci :
« Vous voyez bien qu’avec mes cinq enfants je n’arrive pas à joindre les deux bouts, tandis que vous, célibataire, vous nagez dans l’abondance tant en habitation qu’en nourriture ou en vêtement. Est-ce justice ? Si vous me donniez une partie de vos biens, vous me soulageriez grandement sans que vous tombiez pour cela dans la misère.
– Cette abondance que vous voyez, n’est pas tombée sur moi du ciel ; mon grand-père a travaillé pour en ramasser une partie, mon père a apporté sa part, et moi-même je n’ai pas négligé d’y ajouter la mienne. Si nous avons ainsi tous peiné, ce n’était pas dans le but de rendre heureux vos enfants. Si j’ai passé en célibat ma jeunesse, il faut du moins que je puisse passer en tranquillité ma vieillesse. Est-ce juste que je coupe en deux mon bonheur, que j’ai préparé avec tant de soins, pour que vos enfants ne manquent de rien ? Si vous enviez ma situation, vous n’avez qu’à faire comme moi.
– Il serait plus juste que, non pas votre bonheur, mais vous-même soyiez coupé en deux morceaux, ce n’est pas alors la moitié de vos biens qui me reviendraient, mais vos ressources tout entières ; et cela serait conforme aux lois du ciel, de la terre et des mers. »
Les querelles de ce genre ne peuvent se résoudre qu’en faisant abstraction de soi-même, chacun de son côté, et ne regardant la question que de bien haut, philosophiquement, comme s’il ne s’agissait pas de soi mais de tierces personnes. Les principes philosophiques qui guident nos actes, ne se voient dans leurs véritables contours qu’en les regardant de loin et dans leurs rapports avec d’autres principes dont nous ne voyons pas les liens si nous n’élargissons pas l’horizon. Ainsi, il n’y a rien de plus clair que le principe de la propriété ; quelqu’un qui a gagné un bien par son travail, cela lui appartient. Mais pourriez-vous appliquer aujourd’hui ce principe, par exemple à Madrid, surtout quand il s’agit de biens qui sont indispensables pour la consommation immédiate du peuple ? On voit que le principe de propriété se heurte ici au principe de solidarité, et du moment que les circonstances l’exigent, c’est ce dernier qui doit l’emporter. L’amour de sa patrie, l’amour de son peuple, est tout ce qu’il y a de plus sacré pour l’homme, puisqu’on sacrifie volontiers sa vie-même pour cet amour. Supposons maintenant un naufrage où il y a des voyageurs à sauver. Croyez-vous que les sauveteurs qui volent au secours doivent faire distinction entre leurs nationaux et ceux qui sont des étrangers ? Ici on voit encore que l’idée de l’être humain l’emporte sur l’idée du compatriote. On pourrait multiplier les exemples, mais je crois que les deux précédents suffisent pour dégager un principe : ce que nous considérons comme notre strict droit en y regardant de près, devient moins strict et nous pouvons faire bien des concessions à son sujet, quand nous le regardons de loin, dans l’ensemble de ses liens avec les autres droits.
La question de l’enfant entre justement dans ces considérations. Il est évident que Martin, parce qu’il a plusieurs enfants, n’a pas le droit d’entrer chez Dupont pour lui enlever, par force, la moitié de ses biens ; dans ce cas Dupont aurait droit, de son côté, de recourir aux armes pour se défendre contre la violence. Cependant, il n’en est pas moins vrai que les enfants de Martin ont droit de vivre, et la société au milieu de laquelle ils vivent, a le devoir de s’occuper de leur sort.
Jusqu’ici avoir des enfants est considéré comme un droit naturel de l’homme. On ne peut pas être prophète pour l’avenir. Peut-être il viendra un jour sur la terre un Malthus II, qui donnera à l’humanité des lois au sujet de la procréation. Les Chinois qui sont nombreux, auront-ils un droit de procréation proportionnel à leur nombre ? Ou bien le législateur voudra-t-il corriger les injustices du passé, pour ne leur accorder qu’un enfant par couple, aux Russes deux, aux Juifs cinq, etc. ? À l’époque où nous vivons, de pareilles idées sont ridicules. S’il arrive qu’on blâme les gens parce qu’ils n’ont pas assez d’enfants ou qu’ils n’en ont pas du tout, il ne vient à l’idée de personne de blâmer quelqu’un d’en avoir eu beaucoup. Mais les enfants apportent avec eux un problème : celui de subsistance, et par conséquent, des moyens de subsistance. Car s’il est vrai que les hommes doivent vivre par leur propre travail, il est aussi vrai qu’on doit répartir entre eux, avec équité, les moyens du travail. On voit que cette question crée une situation juridique, tant entre les individus d’une même nation qu’entre les différentes nations, situation qu’on doit examiner et résoudre pacifiquement, sans porter grand préjudice à personne.
Si l’on refuse à admettre ce principe, on doit alors recourir aux armes pour attaquer ou pour se défendre, et retomber ainsi dans la vieille formule des droits des peuples, définie par le père de l’histoire arménienne : « Les frontières des braves, dit-il, c’est leurs sabres, autant ils coupent autant ils en ont. » Mais ce procédé, avec l’outillage de la civilisation actuelle, détruit l’humanité tout en n’apportant rien de durable ; car les conditions des peuples changent, d’où nouvelles guerres, nouvelles reconstructions, éternelle politique des castors. Comme les dirigeants du monde, eux-mêmes s’effrayant devant cette situation, ils font des efforts désespérés pour sauver la paix, mais faute d’un principe moral qui s’imposerait à tous, ils s’accrochent à la vieille idée : Si vis pacem, para bellum, idée qui n’est plus qu’un faible expédient en présence des grands peuples et des grandes techniques modernes. Car, s’il est encore possible de conserver la paix par des concessions plus ou moins grandes, quand l’un des deux côtés n’est pas assez prêt pour une guerre, quel espoir peut-on avoir d’écarter longtemps un conflit, quand tout le monde est prêt pour cela ? Il se trouvera toujours quelqu’un qui criera comme l’ivrogne du poète : « Eh bien, s’il faut commencer, commençons donc ! » Si on ne peut pas blâmer un peuple d’être prêt à briser n’importe quelle attaque, on doit blâmer cependant tous les peuples, quand ils ne veulent pas chercher et trouver une grande idée de justice qui protègerait les droits aussi bien des petits que des grands. « L’humanité, dit Victor Hugo, est un homme tombé dans la mer, qui le sauvera ? » La France peut la sauver en inaugurant une ère nouvelle de justice, car elle en a toutes les qualités.