M. Antoine Meillet était un grand savant et un linguiste apprécié. À l’occasion de la cérémonie qui lui fut consacrée, dans les salons de la Bibliothèque Nubar de l’Union Générale Arménienne de Bienfaisance, le 27 février 1937, M. Archag Tchobanian, dans son discours-hommage, le présentait comme « un des plus grands arménisants qui aient existé en Europe, mais aussi un des plus conscients et des plus constants amis de la nation, de la culture et de la cause arméniennes. » Quant au Révérend Père Louis Mariès, il élevait davantage l’homme : « le Saint Thomas de la Linguistique », « polyphilologue », « souverainement humaniste. » Vous-même, Monsieur Boyer, décriviez vos « relations de fraternelle amitié ; les hautes qualités d’esprit et de cœur de ce grand savant. » Et mon compatriote M. David-Beg rappelait que « l’ordre, la clarté et la haute précision, caractérisaient les travaux de Meillet » pour expliquer « la haute valeur du service que Meillet a rendu à la langue arménienne. »
M. Antoine Meillet connaissait profondément l’arménien, non sans avoir cependant l’usage pratique de cette langue, ni pour parler ni pour écrire. Cette circonstance n’enlevait naturellement rien à la valeur de ses connaissances. J’ai suivi très peu les cours de M. Meillet mais ses livres me sont familiers, tandis que beaucoup d’universitaires n’y verraient peut-être que du blanc et du noir. Dans ma bibliothèque, dont on m’a volé le contenu si précieux, j’avais acquis trois ouvrages de M. Meillet qui valaient chacun 0,20 francs : Langues du Monde, Linguistique historique, et sa Grammaire de l’arménien classique. Je n’ai jamais été à l’École Normale Supérieure, soit, mais j’ai été l’élève de ceux qui viennent de là, je pense. Certes, je n’ai pas écrit grand-chose, tout mon temps fut consacré plutôt à l’enseignement et aux études. J’ai publié autrefois une revue littéraire dédiée à ma ville natale. M. Meillet la trouvait bien, M. Macler l’appelait admirable, et, ce qui est plus important, mes propres compatriotes, ceux qui ont un nom dans la littérature, m’encourageaient par leurs lettres. Mais cette publication avec le goût et le luxe d’impression que je voulais y mettre, m’avait coûté trop cher. J’ai renoncé donc à la continuer, en me proposant à préparer à tête reposée quelques volumes sur les sujets qui m’intéressaient spécialement. J’en avais des notes et des brouillons. Ils furent tous, avec ma vaste bibliothèque, anéantis par la police, pendant mon absence. Même quelques centaines de numéros de cette revue qui restaient encore, on les fit disparaître je ne sais où. J’ai écrit aussi dans les journaux arméniens de loin en loin, quelques articles et quelques poésies. J’aurais pu les soumettre à l’appréciation des connaisseurs. Mais je trouvais tout cela superflu, car je considère que le travail vivant de l’enseignement n’a pas grand-chose à faire avec ces productions.
Pour en revenir à « France-Arménie », en février 1918, suite aux difficultés que l’on imagine à cause de la guerre, les sections se séparèrent de la Fédération des Amitiés Franco-étrangères et devinrent autonomes. France-Arménie se lia avec « La Voix de l’Arménie » pour diffuser sa revue associative. Le comité était composé de MM. Georges Clémenceau, Denys Cochin, Anatole France, Etienne Lamy, Georges Leygues, Paul Painlevé. Le secrétaire général était assuré par M. Frédéric Macler, qui coordonnait le comité de direction. Parmi les quelque quarante membres, tous sénateurs, députés, administrateurs, hommes de lettres, publicistes, avocats, professeurs, vous y teniez une place importante, Monsieur Boyer.
Le mouvement arménophile s’installait.
M. Archag Tchobanian, secrétaire du Comité arménien à Paris, fut l’artisan de ce mouvement et œuvra sans relâche pour la cause des Arméniens. En 1896, il avait publié : « Les Massacres d’Arménie, témoignages des victimes », préfacé par Georges Clémenceau, au sujet duquel M. Pierre Quillard écrivît que cet ouvrage « contribua singulièrement à secouer la torpeur française. » ; il se montrait lucide et inquiet : « un peuple disparaissant de la face du monde dans le silence presque universel, sans qu’aucune voix consolatrice leurre son agonie. » Anatole France louait l’initiative : « simples et terribles récits, qui ont soulevé d’horreur et d’indignation un public maintenu presque dans l’ignorance par son gouvernement et par la plupart de ses journaux. » Récits dans lesquels il s’agissait déjà d’une volonté de massacres systématiques.
Les témoignages confidentiels que j’ai traduits pour vous, Monsieur Boyer, s’inscrivaient dans la continuité des récits recueillis par M. Tchobanian. Lequel, sous pseudonyme, publiait un article, « Les Héros de Zeïtoun », qui me rendit ma ville plus sublime que dans mes souvenirs. Sa langue poétique rendait presque romanesque une situation effroyable. « En un point peu connu de la terre, il se passe à l’heure actuelle des événements qu’aux beaux temps de la naïveté antique, les aèdes auraient célébré en des épopées. Une poignée d’Arméniens, fortifiés dans l’enceinte des montagnes, résistent aux milliers de soldats turcs. Aux yeux du monde banal d’aujourd’hui, qui, aux poèmes héroïques de jadis préfère le roman-feuilleton de la diplomatie, le fait devient une petite complication politique, et la presse le mentionne sèchement comme un acte inquiétant de rebelles. » ; « Le sort des Arméniens fut surtout navrant sous l’oppression turque. On leur interdit de porter des armes parce qu’on voulait détruire leurs instincts guerriers et pour les laisser sans défense ; on les écrasa sous le mépris, l’injustice et la cruauté. »
D’autres n’hésitèrent pas à user la forme poétique au service de l’extermination de mon peuple. Cette dépêche (que j’ai fini par savoir par cœur à force de tout tenter pour m’en délivrer), en témoigne, publiée par le supplément judiciaire du Journal Officiel turc, ou par la presse de Contantinople, en 1918 ou 1919, je ne saurais être plus précis aujourd’hui. Cette dépêche avait été envoyée par Behaddine Chakir aux vali des provinces orientales :
Que les armes ne retentissent point,
Que le soldat ne fasse rien,
Qu’il ne reste plus d’Arméniens !
Égorger les grands,
Choisir les belles,
Déporter les autres.
Où en étais-je ?
En 1915, comme secrétaire de la Délégation nationale arménienne présidée par Boghos Nubar Pacha, Archag Tchobanian s’engageait auprès des Alliés. Son style épique laissait la place à une plume de reporter. À M. Jean Gout, sous-directeur d’Asie au ministère des Affaires étrangères il révélait, le 7 mai : « Les nouvelles sont mauvaises d’Arménie et de Constantinople. Des massacres ont commencé. On tue en masse les Arméniens. Malgré tous les massacres et toutes les persécutions, la nation arménienne demeurera vivante, et sa cause triomphera malgré tous les crimes des Turcs et des Kurdes ; j’en suis convaincu. » Le 13 mai, il traduisait les informations du numéro d’avril du journal « Meschak » de Tiflis : « Il y a massacre systématique à Erzeroum, à Zeïtoun et aux environs. Il y a des collisions sanglantes à Bitlis, à Van et à Mouch. En Cilicie, une insurrection a éclaté. Actes de violences, pillages et assassinats à Eghine et dans toute la Petite Arménie. Toute la population est économiquement ruinée. Le Sultan a promulgué un irradié pour désarmer les soldats arméniens. » Il rappelait, dans un Aide-mémoire du 7 avril, les promesses de réforme : « La Question arménienne a toujours concerné aux yeux de l’Europe entière les six vilayets, mais la Cilicie a été toujours mentionnée, dans tous les projets de réforme, par une clause spéciale. C’est dans les six vilayets et en Cilicie que se trouve la masse arménienne la plus importante et compacte. » Il citait William Ewart Gladstone : « To serve Armenia is to serve civilization. »
Bientôt, je ne fus plus subjugué que sur la seule situation de Zeïtoun : « De Zeïtoun et de Marach et des bourgs et villages environnants, 4.300 à 5.000 familles ont été, par ordre du Gouvernement, déportées en des régions lointaines. » ; « Dans la région de Zeïtoun, l’élément mâle a été presque entièrement détruit. » ; « Une partie des Zeïtouniotes ont été envoyés à Sultanieh, un endroit marécageux et malsain, le reste à Deir-Zor. »
Dans les dossiers auxquels j’avais accès, au service de la censure, je lus les inquiétudes de M. Arnold Toynbee : « Les premiers Arméniens furent déportés de Zeïtoun le 8 avril et on trouve mention de leur arrivée en Syrie dès le 19. » Plus tard, ce furent les mots de Taalat pacha, rapportés par M. Morgenthau : « Les Arméniens ont refusé de poser les armes quand on les en a priés ; ils nous ont résisté à Van et à Zeïtoun, ce sont les alliés des Russes. Il n’y a pour nous qu’un seul moyen de nous protéger à l’avenir ; c’est précisément la déportation. »