Ikevorkian

Pendant la guerre, j’ai rendu au gouvernement français des services qui ne furent récompensés ni matériellement, ni moralement. Je parle de ces travaux de censure que j’ai accomplis en dehors de mes fonctions ordinaires. Ces traductions n’étaient pas payées. J’y consacrais mes soirées, chez moi, puis je portais à l’école les documents que j’avais examinés. En général, il y avait des remarques à faire et peu d’écrits nécessitaient une traduction entière, mais il fallait examiner avec grande attention l’ensemble, parfois volumineux, de ces lettres et témoignages, en arménien ou en turc, de différents pays, représentant différentes psychologies, souvent difficiles à déchiffrer, qui me prenaient beaucoup de temps et d’énergie pour  n’y mêler aucun sentiment. 

C’était un travail matériel auquel je me consacrais volontiers, désirant être utile moi-même à quelque chose, dans la grande tourmente de cette époque. Mais si j’ai été utile, c’est à la trahison de mon peuple et de ma famille. Une désertion impardonnable, que ma naturalisation en 1927 a oblitéré.

Parmi les documents que je découvris, au ministère de la Guerre, j’ai la mémoire précise d’un dialogue entre l’Ambassadeur des États-Unis à Constantinople, M. Henry Morgenthau, et le Baron von Wangenheim, presque mot à mot, comme ces prières ou ces poésies qu’on apprend enfant, que l’esprit restitue sans hésitation tout au long de l’existence. Le sujet en était les déportations des Arméniens :

« – L’Allemagne n’en est pas responsable.

– Vous pourrez l’affirmer toute l’éternité, personne ne vous croira. Le monde en rejettera toujours la faute sur votre pays, et vous serez à jamais coupables de ces crimes. Je ne veux pas dire que l’Allemagne est responsable dans le sens qu’elle fut l’instigatrice de ces massacres, mais parce qu’elle pouvait les empêcher et n’en fit rien. Le peuple allemand lui-même vous demandera des comptes. Vous êtes une nation chrétienne et un jour viendra où vos compatriotes s’apercevront que vous avez laissé un peuple musulman détruire une race chrétienne.

– Tout cela est vrai : mais le grand problème pour nous est de gagner cette guerre. Je n’interviendrai pas. » 

Acceptant cette mission de traduction que vous m’aviez confiée, Monsieur Boyer, je passai de crédule à blâmable, comme s’il s’agissait de légitimer les propos d’Enver pacha, le maître d’ouvrage des œuvres allemandes en Turquie : « Nous n’avons pas le temps de distinguer l’innocent du coupable ». Je n’ai pas agi autrement que le baron von Wangenheim, tout feu tout flamme, qui décidait de faire sienne, avec probité, la morale du chancelier Otto von Bismark : « Un Allemand doit être prêt à sacrifier au Kaiser et à la Patrie, aussi bien sa vie que son honneur. » Hélas, même mon pays d’adoption a fini par me dénaturaliser comme les Turcs dénationalisèrent les orphelins arméniens, pour me déporter dans les limbes. J’ai péché par lâcheté et passivité. Peut-être par peur. Ou par impuissance. Ou effroi. J’ai fait preuve d’une complicité morale honteuse, qui n’a pas suffi à me détourner de la fidélité que je manifestais envers la France, l’État français, vous, Monsieur Boyer, l’École des Langues orientales et l’enseignement, une fidélité que je manifeste docilement jusqu’à aujourd’hui.

Le Dr Martin Niepage a commenté le rapport du pasteur allemand Johannes Lepsius, en ces termes : « L’auteur n’admet pas que, si le gouvernement allemand avait eu la ferme volonté d’arrêter ces exécutions au dernier moment il n’aurait pas pu rappeler le gouvernement turc à la raison. » 

Comme l’Allemagne devait s’attirer la sympathie des Arméniens pour satisfaire ses intérêts pangermaniques en Orient, vous vous êtes attiré ma sympathie, Monsieur Boyer, pour réaliser vos ambitions expansionnistes en France. L’Arménie se dressait sur le chemin de l’Allemagne tout comme je me mis à encombrer votre route. La déportation était la solution. Dans les déserts de Mésopotamie, là-bas. En asile d’aliénés, ici. Le procédé n’en était pas moins concentrationnaire, pour résoudre « la Question arménienne » coûte que coûte, qu’elle fut collective ou individuelle. 

L’alliance avec ses disciples Turcs était la solution, pour que l’Allemagne accomplisse son devoir de victoire. « Nous avions le droit d’avoir recours aux moyens susceptibles de réaliser nos buts » se justifiait, de son côté, Enver pacha. Et vous, Monsieur, l’alliance qui vous était nécessaire pour achever vos desseins, fut signée à Ankara entre MM. Franklin Bouillon et Mustafa Kemal, sous d’obscurs auspices maçonniques et à grandes lampées de cognac.

Il y avait parfois des courses à faire dans les ministères que j’exécutais très volontiers. Comme vous m’aviez recommandé de marquer par écrit tout ce que je croyais qui pourrait être utile à la France, j’avais écrit une longue étude sur la Turquie, examinant les conditions de formation d’un corps de volontaires arméniens, à destination d’une expédition en Cilicie. 

Ce corps fut constitué effectivement dans la suite, avec l’assentiment de l’État-Major qui s’y était auparavant opposé, mais on le plaça sous le commandement des généraux anglais. Mes modestes efforts ne consistaient que dans un travail matériel, qui pourrait s’élever à trois-mille francs pendant toute la durée de la guerre, si on me les avait voulu payer. Cela équivalait à une année de mes appointements ordinaires. Combien de fois il me fut pénible de rappeler au v ce dévouement, quand on me frustrait du prix de mon travail habituel. Je n’ai jamais eu le courage d’opposer autre chose que ces affaires matérielles. Peut-être parce que j’en avais mesuré le prix, imprescriptible, inchiffrable et indicible.

En dehors des vingt-huit mois d’appointements, aujourd’hui on me doit encore douze mois de dévouement et si je calcule ces douze mois de la façon que j’ai calculé plus haut, j’obtiens une somme de quarante-quatre mois, cinq-mille-quatre-cent-soixante-quinze francs, qui avec ceux de mes appointements donnent cent-quarante-quatre mois, deux-mille-huit-cent-vingt-quatre.

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